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A propos des chapitres 15 et 21 du livre de Donald MELTZER

Les structures sexuelles de la vie psychique (Ed. Payot, Paris, 1977)

traduit de l’Anglais par J. Bégoin et F. Guignard, d’après Sexual States of Mind, 1972

Le chapitre 15 (p. 167 à 177), La terreur, la persécution et l’effroi est écrit en 1967 et sera suivi de l’article La tyrannie, écrit en 1968 et constituant le chapitre 21 (p.225 à 235) de ce même livre. La tyrannie reprend d’ailleurs des passages du chapitre 15. Je me permettrai de compléter ces deux contributions par une troisième, le texte d’une conférence que D. Meltzer donna en Mai 1987 au GERPEN à Paris, « Différenciation entre sadomasochisme et tyrannie-et-soumission », conférence traduite par Florence Guignard.

Dans La terreur, la persécution et l’effroi, D. Meltzer rappelle d’abord le cadre de son travail, « l’exploration de la position schizo-paranoïde (position paranoïde-schizoïde devrait-on écrire, si on respecte l’ordre des mouvements psychiques, projection d’abord et processus de clivage ensuite…) dans les relations d’objet », en appui sur les apports fondamentaux de Mélanie Klein. Processus de clivage et mécanisme de « projection identificatoire » (plus fréquemment appelée « identification projective ») seront au centre de ses remarques et élaborations. Signalons que « l’effroi » est la traduction de « dread », « qui évoque la peur éprouvée en face d’une menace effrayante et intimidante », nous disent les traducteurs. A propos de la terreur, D. Meltzer dit prolonger la réflexion de W.R. Bion sur « la terreur  sans nom ».

Cet article prend appui sur un matériel clinique très détaillé et emblématique, celui de l’analyse « d’un homme cultivé et intelligent, approchant la quarantaine » qui avait commencé son analyse pour des symptômes somatiques mais qui révéla bientôt sa « pathologie étendue du caractère ». Difficile de reprendre tout ce matériel clinique très riche ; notons ce qu’écrit D. Meltzer (p.171) : « pendant les trois premières années de son analyse, qui furent très largement occupées par ses tendances à l’identification projective massive et à la « pseudo-maturité », cette constellation de perversion, de pathologie caractérielle et de symptômes fut maintenue en dehors de l’analyse par un acting-out dans lequel sa partie « renard » était clivée et projetée sur un proche associé de travail, par lequel il se sentait dominé ». D. Meltzer nomme, du coup, la « renardise » du patient cette partie de sa structure infantile « qui s’exprima plusieurs fois en rêves sous l’aspect d’un renard, en relation avec un livre de contes illustrés de son enfance » (p.168). Je n’ai pu m’empêcher, du coup, de relire autrement Pinocchio, dans la version originale de Carlo Collodi, quand il est question, par exemple, des passages avec le renard et le chat, princes de la couardise et de la tromperie vis-à-vis de Pinocchio mais représentants, peut-être aussi, de la « partie renard » de Pinocchio !

  1. Meltzer décrit le travail analytique, durant les années suivantes, amenant le patient « à disséquer la nature des angoisses persécutrices et l’acheminement vers une dépendance infantile plus profonde (…), le seuil de la position dépressive étant atteint dans le processus analytique » (p.171). Les périodes de vacances amenèrent le patient, de lui-même, à comprendre à quel point « maintenant étaient liés pour lui l’analyse, sa mère et ses bons objets internes » (p.173) et « les trois variétés différentes de l’angoisse - la persécution, l’effroi et la terreur - étaient devenues bien distinctes dans son vécu conscient (…), plus déprimé que persécuté du fait des objets endommagés, moins poltron en face des mauvaises parties de lui-même ainsi que des personnages effrayants qui les représentaient, se rendant mieux compte que les situations de terreur avaient une base dans la réalité psychique pouvant être tant comprise que corrigée » (p.173). « Le travail pouvait maintenant être orienté sur le problème de la destruction et de la réparation répétitives des bébés de la mère interne et sur ses manifestations transférentielles concernant les enfants de l’analyste : publications et interprétations – enfants de l’esprit » (p. 173). « Groupés autour des séparations, de nombreux épisodes d’attaques contre les bébés internes de la mère se produisirent sous forme de masturbation ou d’acting-out » (p. 174).

Dans la discussion du matériel clinique, D. Meltzer reprend son élaboration, différenciant les qualités de l’angoisse et l’organisation du narcissisme du patient en tant que structure défensive : il « était terrifié par les « bébés-morts », les bébés « bombardés-incendiés », (…), persécuté par ses objets endommagés - son père mort, sa mère malade, son analyste déficient - qui le privaient de plaisir, de repos, d’argent, de bien-être (…), il vivait dans l’effroi de sa « partie renard » à la tyrannie de laquelle il était soumis et qui exigeait sa participation à sa perversion longtemps après que celle-ci ait cessé d’être son oasis secrète de plaisir (…) Par-dessus tout, la « renardise » lui offrait une protection contre la terreur des bébés morts, ou du moins le prétendait-elle » (p. 175). Le travail analytique permit au patient de « se révolter contre le tyran, le « renard » (…) et la soumission au renard et à la perversion avaient cédé à la reconnaissance de la dépendance absolue envers les bons objets primitifs qui règne aux niveaux infantiles, dans la réalité psychique » (p. 175).

Enfin, dans la discussion théorique et le résumé, D. Meltzer formalise encore plus précisément son apport conceptuel et cette page et demie (p. 175-177) mériterait d’être relue entièrement ; c’est d’ailleurs ce passage que D. Meltzer reprend dans La tyrannie (p.232-233).

Donald Meltzer, dans le chapitre 21, La tyrannie, poursuit et développe son argumentaire selon lequel la tyrannie est une organisation défensive contre des éprouvés de terreur inconsciente et contre les angoisses dépressives et qu’elle correspond, sur la scène psychique, au meurtre des bébés internes de l’objet-mère intérieur : « en dernière analyse, ces « objets morts » sont les bébés intérieurs de la mère interne » (p.233). La soumission à la tyrannie ou le lien addictif à la partie tyrannique interne omnipotente sont maintenus par l’effroi de perdre la protection illusoire contre la terreur.

Ce texte contient aussi un matériel clinique très riche mais il me semble important d’insister sur la dimension de réflexion sociale, sociétale de ce travail, D. Meltzer parlant, par exemple, de « perversion sociale » : « la tyrannie n’est pas l’expression du « pouvoir absolu et de la cruauté du sentiment sans frein ni discipline », mais une perversion sociale servant de défense contre les angoisses dépressives. En outre, c’est un processus social destiné à permettre le commerce avec les objets internes mutilés de façon apparemment irréparable. Elle naît de la couardise en face des souffrances de la position dépressive. Se conduire en tyran engendre la médiocrité et se soumettre à la tyrannie engendre l’apathie » (p. 227).

1- Meltzer nous a donc proposé un exposé sur l’évolution de ses idées sur la tyrannie « en tant que phénomène social » (p. 234). Il nous dit que « les psychanalystes sont équipés d’une théorie, ainsi que d’une méthode pour l’utiliser, capables de déceler la signification des actions humaines sous des dimensions de temps et de profondeur inaccessibles au sens commun, comme à une introspection qui ne serait pas prophétique » ; il ajoute que « la théorie de la tyrannie permet une prévision et (que) la prévision rend l’action possible. L’essence de cette prévision est d’être capable de reconnaître dans le monde extérieur les actions qui ne peuvent pas ne pas revêtir dans la réalité psychique la signification du meurtre des bébés contenus à l’intérieur de la mère interne, là où le paradigme de la guerre et des camps de concentration nous manque pour les décrire et où le sens commun donne tacitement son approbation (…) N’est-il pas vraisemblable que la tyrannie et la perversion ultime, la guerre, nous sont imposés par l’accumulation de la terreur inconsciente et de l’angoisse dépressive constamment provoquées par des activités qui paraissent innocentes au sens commun, là où « nous ne savons pas ce que nous faisons » ? Peut-être seuls les psychanalystes possèdent-ils la méthode et le matériel nécessaires à définir ces secteurs et démasquer ces activités » (p. 234-235), conclut-il.

On peut faire ici allusion à W.R. Bion (Recherches sur les petits groupes, 1961), à ses travaux sur ces univers de groupes ou plutôt de tribus, dominés par ce qu’il appelle la « mentalité de groupe ». Dans un tel monde règnent les conduites addictives et le sujet confie sa survie au bon vouloir d’un objet malveillant. Le leader naturel, dans la mentalité de groupe, est souvent un « psychopathe schizoïde », comme W.R. Bion, lui-même, le conclut. Il avait observé que les petits groupes (thérapeutiques), en quête d’un leader, choisissaient toujours un « schizophrène paranoïde », un « hystérique avancé » ou un « psychopathe à tendances délinquantes » !

Cambodge, 1975. Les Khmers Rouges prennent le pouvoir, ferment les frontières et vont exterminer un quart de la population de ce pays, soit deux millions de personnes, entre 1975 et 1979. Amaury a aujourd’hui onze ans ; il va rentrer en sixième. Venu me voir, il y a trois ans, pour des angoisses persistantes et des cauchemars, il va bien mieux aujourd’hui même s’il est…despotique, en famille. Son oncle, étudiant à l’époque, en 1975, quitta le Cambodge pour la France et « comprit ce qui allait se passer ». Il réussit à joindre sa famille au Cambodge, par téléphone et lui intima l’ordre de prendre un avion « tout de suite ». Certains refuseront de partir, les plus anciens, entre autres, et ne seront jamais revus. Les sœurs ont écouté leur frère et arrivent en France. Amaury est le fils de l’une d’elles. Chaque fois que l’histoire familiale est évoquée, les pleurs sont là, abondants et une détresse immense semble envahir tout l’espace, comme si ces événements traumatiques s’étaient passés hier.

Le 7 Août 2014, à Phnom Penh, le verdict des CETC, les Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens, est rendu, suite au procès (le deuxième) de quatre hauts dignitaires khmers rouges, encore vivants au moment où ce procès a commencé, en 2011. Deux seulement entendront le verdict, Nuon Chea (88 ans, le grand idéologue du régime) et Khieu Samphan (83 ans, ancien chef d’Etat de ce Kampuchea démocratique qui élimina un quart de la population). Les CETC ont été créées en 2001, parrainées par l’ONU, financées par des pays donateurs comme la France et les Etats-Unis, la communauté internationale étant convaincue qu’il fallait imposer ces Chambres car la justice cambodgienne n’oserait jamais juger ses anciens maîtres. Un premier procès des CETC a eu lieu en 2009, chargé de juger Duch, responsable de la prison S21. Ce deuxième procès (2011-2014) concerne les déplacements forcés de population lors de l’évacuation des villes, la majorité des morts étant due à la faim qui en a résulté. Une avocate française, Mme Elisabeth Simonneau-Fort fut chargée pendant trois ans, par le tribunal, de représenter 45 avocats et d’assurer les plaidoiries, au nom de 3866 victimes qui ont osé défier la politique officielle de réconciliation nationale. Cette avocate dit : « Même après trois ans à lire, à parler, à écouter victimes et bourreaux, aucune clé de compréhension n’est apparue. Tout cela n’a aucun sens mais c’est arrivé. La question que les parties civiles posaient sans cesse aux accusés était : « Pourquoi ? ». La réponse des accusés fut d’abord : « On ne savait pas » puis « On ne pouvait pas faire grand-chose ». Je crois simplement que leur orgueil était sans limite : aller plus loin que la Chine de Mao, impressionner le monde entier en menant une révolution agraire absolue. Mais ils étaient incompétents. Ils se sont enfoncés dans l’absurde et sont devenus paranoïaques. Nuon Chea est même négationniste : il nous demandait de prouver qu’il y avait bien eu ces millions de morts ». Le dossier de ce deuxième procès a été scindé en deux. Mme Simonneau-Fort ajoute : « Pour la suite, tout dépendra de la survie des deux dignitaires et du financement du tribunal qui n’est plus assuré après 2014. Je ne crois pas que ça ira plus loin. Nuon Chea sera trop âgé. Ce qui reste à juger est pourtant énorme ; nous n’avons pas examiné les camps de travaux forcés, les coopératives, les purges parmi les dirigeants ni le génocide particulier des Chams - Cambodgiens musulmans - ou des Cambodgiens d’origine vietnamienne. Le gouvernement a laissé juger les hauts dirigeants et Duch qui a été condamné pour les 12000 (douze milles) victimes de S21. Mais il ne veut pas toucher les responsables de haut niveau, comme les chefs de l’armée amnistiés ou les chefs locaux, toujours impliqués dans la vie de leur région. Le juge international veut avancer, le juge national ne veut pas ». Il n’y a pas qu’au Cambodge qu’on peine à juger le passé.

Le point de vue de D. Meltzer va se préciser et se complexifier dans la conférence de 1987 intitulée « Différenciation entre sadomasochisme et tyrannie-et-soumission », en examinant davantage le point de vue du tyran et en éclairant plus directement l’aspect intersubjectif. La scène du meurtre du bébé interne de la mère, introduite dans les articles de 1967 et 1968, est maintenant plus particulièrement appliquée au contexte sadomasochiste, la tyrannie-et-soumission étant, elle, caractérisée par la destruction par le tyran d’un objet interne de l’esclave pour en assumer le rôle.

Le sadomasochisme est perçu comme la dramatisation d’une maltraitance correspondant au meurtre d’un bébé interne de la mère. Le masochiste est identifié tantôt au bébé battu, tantôt à la mère qui permet que le bébé soit battu, et la relation sadomasochiste est réversible car chacun des protagonistes partage le fantasme du meurtre du bébé.

Quant au contexte de la tyrannie-et-soumission, si la soumission à la tyrannie permet d’échapper à la terreur inconsciente et à l’angoisse dépressive, comme D. Meltzer l’affirmait en 1967-68, l’enjeu pour le tyran est d’aménager des angoisses persécutoires extrêmes qui le harcèlent, en se trouvant un esclave dans lequel projeter ces angoisses. Comme le sadomasochisme, la tyrannie-et-soumission est réversible et le tyran vit dans la crainte continuelle d’une rébellion de l’esclave. Comment le tyran fabrique-t-il un esclave ? Il peut en trouver un par hasard, qui passerait par là à la recherche d’un tyran. Mais le processus général consiste, pour le tyran, à détruire un objet interne d’un autre et à prendre la place et assumer la fonction de cet objet, particulièrement celle du surmoi plutôt que celle de l’idéal du moi.

« Dès lors, l’une des différences fondamentales qui existent entre le sadomasochisme et la tyrannie-et-soumission réside dans le fait que le premier est un jeu qui met en scène le meurtre d’un bébé interne de la mère, tandis que le second est une affaire sérieuse qui consiste à détruire un objet interne chez autrui en vue de soumettre cette personne. De sorte que le sadomasochisme est un problème infantile tandis que la tyrannie-et-soumission est l’affaire d’une vie et ne peut guère se permettre d’être transformé en jeu : c’est, en fait, mortellement sérieux » (Conférence au GERPEN, Paris, 1987, Bulletin du GERPEN, p. 46). Si le sadomasochisme peut s’exporter dans la sphère sociale, produisant une perversion sociale, comme D. Meltzer l’envisageait en 1968, celui-ci fait fondamentalement partie de la vie sexuelle intime. La tyrannie-et-soumission, par contre, concerne un problème beaucoup plus primitif, une question de survie et elle s’extrapole beaucoup plus naturellement et continuellement dans le social. « Ainsi, les organisations hiérarchiques dans lesquelles nous vivons et fonctionnons, tout en ayant un noyau de « groupe de travail » (cf W.R. Bion), ont toujours une superstructure politique qui est essentiellement un système de tyrannie-et-soumission ». D. Meltzer illustre la différence entre sadomasochisme et tyrannie-et-soumission par l’étude de deux rêves rapportés par deux patients. Je me souviens encore du deuxième rêve avec les tanks dans le blockhaus, couchés sur le côté, avec leurs « ventres » collés l’un contre l’autre et leurs chenilles se mouvant simultanément, bougeant de plus en plus lentement pour finir par s’arrêter, les tanks apparemment morts…

On mesure, dans l’exposé et l’analyse de ces rêves, la place de l’analité dans ces contextes de sadomasochisme et de tyrannie-et-soumission, analité que Mélanie Klein situait comme centrale au moment de la position paranoïde-schizoïde. L’analité est explorée en détail par D. Meltzer lorsqu’il développe la notion de « claustrum » (1992) et le rôle de la masturbation anale (chapitre 14) dans le processus ou le fantasme de pénétration intrusive à l’intérieur des objets. Dans la géographie du claustrum qu’il décrit, il y a trois compartiments principaux, la vie dans le sein-tête de l’objet interne, celle dans le compartiment génital et celle dans le compartiment rectal du claustrum, zone de la réalité psychique qui est imprégnée d’une atmosphère sadique et où règnent la violence, la tyrannie et la soumission.

Notons que l’expression « tyrannie-et-soumission » peut s’entendre de deux façons, qu’il s’agisse de la soumission à la tyrannie chez l’individu « esclave » du tyran (qui peine donc à s’affranchir de cette partie tyrannique en lui, qu’il héberge, en quelque sorte) ou du tyran organisant la soumission de son « esclave », en détruisant un objet interne de sa proie et en en prenant la place.

Lisant la Lettre au père de Franz Kafka, écrite en 1912, je n’ai pu m’empêcher de penser à cette figuration du tyran telle que Donald Meltzer nous la propose dans cette formulation de la « tyrannie-et-soumission ». Bien-sûr, c’est l’itinéraire psychique inconscient du tyran (le père) qui manque dans ce récit mais ce qui semble tout à fait éclatant, c’est l’effet sur « l’esclave » (le fils) de l’impact de cette relation si forte et si déstabilisatrice pour lui, le fils Franz, face à ce père tant aimé, admiré, craint, détesté, ensorcelant. Parler de la dimension oedipienne dans ce texte, oui, mais comme l’écrit D. Meltzer, n’y avait-il pas là « une affaire sérieuse », dans cette emprise du père sur le fils, lequel s’échappa, entre autres, dans l’écriture ? Quelques extraits :« Tu pris à mes yeux ce caractère énigmatique qu’ont les tyrans dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion mais sur leur propre personne (…) J’étais lourdement comprimé par toi en tout ce qui concernait ma pensée, même et surtout là où elle ne s’accordait pas avec la tienne (…) Le courage, l’esprit de décision, l’assurance, la joie de faire telle ou telle chose ne pouvaient pas tenir jusqu’au bout quand tu t’y opposais ou même quand on pouvait te supposer hostile ; et cette supposition, on pouvait la faire à propos de presque tout ce que j’entreprenais (…) Je n’ai jamais pu comprendre que tu fusses aussi totalement insensible à la souffrance et à la honte que tu pouvais m’infliger par tes propos et tes jugements (…) J’étais constamment plongé dans la honte, car, ou bien j’obéissais à tes ordres et c’était honteux puisqu’ils n’étaient valables que pour moi ; ou bien je te défiais et c’était encore honteux, car comment pouvais-je me permettre de te défier ! (…) Devant toi - dès qu’il s’agissait de tes propres affaires, tu étais un excellent orateur - je pris une manière de parler saccadée et bégayante, mais ce fut encore trop pour ton goût et je finis par me taire, d’abord par défi peut-être, puis parce que je ne pouvais plus ni penser ni parler en ta présence (…) Tu disais : « Pas de réplique ! » voulant amener par là à se taire en moi les forces qui t’étaient désagréables, mais l’effet produit était trop fort, j’étais trop obéissant, je devins tout à fait muet, je baissai pavillon devant toi et n’osai plus bouger que quand j’étais assez loin pour que ton pouvoir ne pût m’atteindre, au moins directement (…) Tes moyens les plus efficaces d’éducation orale, ceux du moins qui ne manquaient jamais leur effet sur moi, étaient l’injure, les menaces, l’ironie, un rire méchant et - chose remarquable - tes lamentations sur toi-même (…) Quand j’entreprenais quelque chose qui te déplaisait et que tu me menaçais d’un échec, mon respect de ton opinion était si grand que l’échec était inéluctable, même s’il ne devait se produire que plus tard. Je perdis toute confiance dans mes propres actes. Je devins instable, indécis. Plus je vieillissais, plus grossissait le matériel que tu pouvais m’opposer comme preuve de mon peu de valeur ; peu à peu, les faits te donnèrent raison à certains égards (…) Ma mère était infiniment bonne pour moi, c’est vrai, mais ce n’était que relativement à toi, c’est-à-dire, pour moi, dans un mauvais rapport. Sans le savoir, elle jouait le rôle du rabatteur de chasse (…) Il est encore vrai que tu ne m’as pour ainsi dire jamais vraiment battu. Mais tes cris, la rougeur de ton visage, ta manière hâtive de détacher tes bretelles et de les disposer sur le dossier d’une chaise, tout cela était presque pire que les coups. Il en va de même pour un homme qui est sur le point d’être pendu. Si on le pend vraiment, il meurt et tout est fini. Mais qu’on l’oblige à assister à tous les préparatifs de la pendaison, qu’on ne lui communique la nouvelle de sa grâce que lorsque le nœud lui pend déjà sur la poitrine, et il se peut qu’il ait à en souffrir toute sa vie. Pour comble, l’accumulation de tous ces moments où, selon l’opinion que tu manifestais clairement, j’aurais mérité des coups et n’y échappais de justesse que par l’effet de ta miséricorde, faisait naître en moi, une fois de plus, une grande culpabilité. Je tombais sous ta coupe de tous les côtés à la fois… ».

 

Marc LHOPITAL

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