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« Chacune sur son radeau d’écriture…»

ou l’itinéraire de deux sœurs face au silence imposé, au devoir de honte et à l’impossible oubli…

A la mémoire de Baptiste Chevreau (24 ans, musicien), petit-fils d’Anne Sylvestre, décédé le Vendredi 13 Novembre 2015 au Bataclan, une des victimes des attentats de Paris.

 

La mémoire et les silences

            Je me souviens. J’ai une vingtaine d’années.  Venu à Lyon pour engager mes études universitaires, je garde mon neveu de 3 ans qui écoute en boucle, sur son mange-disques, des chansons enfantines,  Les Fabulettes  d’Anne Sylvestre. Ces chansons ne me quitteront pas, même si elles n’ont pas peuplé la mémoire sonore de ma propre enfance.

            Je me souviens des vendredis-soirs et du générique d’ « Apostrophes » de Bernard Pivot, sur Antenne 2. Je me rappelle d’une femme présentant son premier « roman » ; le sujet m’intéresse ; j’ai dû lire ce livre, à l’époque, en 1974 ; il s’agit de Marie Chaix qui publie Les lauriers du lac de Constance, Chronique d’une collaboration (1, 1974). Roman et récit de la vie d’une famille pendant la seconde guerre mondiale, le père adhérant, dès 1936, au parti de Jacques Doriot (le PPF, le Parti Populaire Français) et rejoignant Doriot dans une collaboration extrême avec le parti nazi pendant l’occupation de la France, après s’être engagé en 1939, à sa demande, et après avoir été démobilisé en 1940. Marie Chaix révèle cette histoire, s’inspirant des cahiers rédigés par son père pendant son emprisonnement, après guerre, à Fresnes et décrit les conséquences, pour tout le groupe familial, de ce « drame » et de quelques autres qui vont marquer l’histoire de chacun. « Ces cahiers, maman me les avait confiés, et, pendant des années, ils étaient restés là, posés sur ma table de nuit. Quand finalement je les ai ouverts, ils m’ont sauté à la tête » (Marie Chaix, 6, 2008). « Ce silence bientôt qu’on couperait au couteau… » (Anne Sylvestre) s’imposait aux enfants, qui ne devaient jamais poser de questions sur tous ces événements qu’ils vivaient sans comprendre ce qui se passait.

            Je découvre, à l’occasion de stages de chant, la beauté des textes des chansons d’Anne Sylvestre, constatant en particulier à quel point des femmes aiment à chanter le répertoire très riche et varié des chansons de cette « Brassens en jupons », pour reprendre une expression qui lui collait à la peau, au début de sa carrière. Anne Sylvestre, ce n’est pas seulement Les Fabulettes, pour les enfants ; elle s’adressera, en 2007, dans une chanson (Les rescapés des Fabulettes), aux enfants - devenus grands et qui font connaître ses chansons à leurs enfants - qui aimaient ses Fabulettes en leur disant : « si j’ai enchanté votre enfance, la mienne était cachée dedans ». Elle écrit depuis toujours des chansons d’adultes. Elles avaient peu rencontré ma route, ces chansons, jusque-là. Depuis, je rattrape le temps perdu. Anne Sylvestre, c’est l’immense talent d’une auteur-compositeur-interprète qui raconte, avec des textes sculptés, avec des mots choisis avec la plus grande rigueur, dans des chansons très construites et soignées comme des œuvres d’artisan, qui dit « la vie en vrai », avec une charge d’émotion très forte et souvent très contenue. « Ce qui me touche, c’est le côté hyperclassique de ses textes : elle a tâté un peu de toutes les lois de la versification. Elle a réussi à être un auteur intemporel tout en s’inscrivant dans son époque. Un grand auteur aussi, dans la mesure où elle est parvenue à créer un univers reconnaissable, et ceux-là sont rares dans le domaine de la chanson » (4, p.10), dit d’elle Michèle Bernard, une autre chanteuse qui a reçu l’influence d’Anne Sylvestre. Il y a un style qui lui est propre, « un style que seule une femme pouvait forger », écrit Jacques Vassal (4, p.10).

            Je découvre, en discutant avec des proches d’Anne Sylvestre, que Marie Chaix est sa sœur cadette et je réalise alors que Les lauriers du lac de Constance  racontent aussi l’histoire d’Anne Sylvestre. Si Marie Chaix a voulu faire connaître cette histoire, si elle a eu besoin de l’écrire, si elle publiera d’autres livres où elle abordera encore son histoire, leur histoire, en particulier dans  L’été du sureau (3, 2005), Anne Sylvestre a voulu, a choisi de se taire. Quand paraît le premier livre sur la saga familiale, Les lauriers…, en 1974 donc, Anne Sylvestre demande à sa sœur de ne pas révéler qu’elles sont sœurs, comme le rappelle Marie Chaix : « Quand Anne a lu mon manuscrit, elle m’a écrit une très longue lettre qui disait : « Vas-y, publie ton livre. La seule chose que je te demande, c’est de ne pas dire que tu es ma sœur » » (6). Anne Sylvestre confirme et s’explique en 2008 (6) : « Quand (Marie) m’a finalement parlé de son livre, j’ai été terrorisée. Prise d’une panique terrible. Je me suis sentie démasquée. Depuis toujours, même si je montais sur scène, j’avais un secret, honteux. J’étais sûrement idiote de penser pouvoir le cacher – d’ailleurs, pas mal l’ont su et m’ont mis des bâtons dans les roues. Mais je me serais fait couper en morceaux plutôt que de le raconter ! Il n’y a qu’avec des amis que je me sentais obligée de le confesser, sans jamais savoir s’ils allaient continuer à m’aimer » (6).

            Déjà, en 1966, quand Anne Sylvestre voit son travail d’auteur reconnu et édité dans la fameuse collection « Poètes d’aujourd’hui » (5), chez Pierre Seghers, première femme à qui la collection « Poésie et Chansons » consacre un ouvrage, elle a un entretien avec Jean Monteaux dans lequel elle se raconte, en n’évoquant aucun des moments traumatiques de son enfance et de son adolescence. J’avais remarqué, lors de ma première lecture de cet entretien, les « blancs » laissés sur son histoire. Depuis, Anne Sylvestre s’est exprimée (6, 2OO8), à ce sujet, et a reconnu son attitude de l’époque en ces termes : « En 1966, un journaliste m’a interviewée pour un petit bouquin et j’ai réussi à faire l’impasse totale sur l’histoire de mon père. Un vrai tour de force, une omission terrible et formidable. Je me cachais. Cela étant, j’ai pu dire sans mentir que j’avais eu une enfance très protégée. J’étais une petite fille avec un tablier à volants à qui on chantait des chansons, qui avait sa balançoire, son jardin, ses deux frères…Il y avait des silences et des moments de peur, mais je ne l’ai réalisé qu’après » (6). Il y a, dans cet entretien de 1966, un passage éloquent et émouvant où, page 17, il est question de ses jeux avec ses frères et où, page 22, Jean Monteaux évoque l’adolescence d’Anne, Anne se heurtant à son frère. Comme une « disparition » subite, dans le texte de l’interview, d’un frère, en effet manquant…Anne Sylvestre craint les effets néfastes sur sa carrière d’artiste de ces révélations sur le passé de « collabo » de son père, comme si la honte était toujours là, impliquant les enfants dans la « faute » de leur parent. Elle dit, en 2008 :« Je n’arrive pas à me défaire, comment dire, d’une culpabilité. Ce n’est pas juste d’en vouloir aux enfants que nous étions, mais je n’arrive pas non plus à trouver cela injuste. Je le comprends. Pour un peu, je trouverais même cela légitime. Tant que les victimes de la guerre continueront à souffrir, on continuera à être coupables » (6).

            Je fais des liens, depuis quelques temps déjà, avec des morceaux de textes de chansons d’Anne Sylvestre qui, peut-être, « disent »…tout en se taisant presque. « De temps en temps, je lâchais une allusion dans une chanson…Cela me semblait transparent alors que c’était totalement opaque ! » (6). Je vous ferai part, plus tard dans ce texte, de mes recherches  dans les paroles de certaines chansons d’Anne Sylvestre.

            Recherches… De quel droit ? Tout est si fragile, sensible, à fleur de peau dans cette tragédie familiale que mes investigations, avant 2007, pouvaient paraître bien irrespectueuses du silence choisi, de la pudeur et de la discrétion revendiquées. Anne Sylvestre va me soulager de mes scrupules en levant elle-même le voile, en écrivant une chanson en 2007, « Bye mélanco », au moment où elle s’apprête à fêter son jubilé, ses 50 ans de chansons. La presse s’empare du sujet ; les radios peuvent en discuter avec Anne Sylvestre, qui accepte - difficilement - de parler, en termes très émouvants. Un dialogue passionnant entre les deux sœurs est publié, l’été 2008, dans Télérama (6); je viens d’en citer des passages.

            Quelle économie de mots et quelle force des mots pour dire l’essentiel, dans « Bye Mélanco » !

« Cerisiers de l’enfance / Et photos de vacances / Lèvres rouges maman / Ta robe de lin blanc (…)

Bye bye mélanco / J’ai tiré le rideau / Sur un ciel indigo / Bye mélanco (…)

Le parfum des troènes / La vieille Citroën /Ne m’attends pas ce soir / Des soupirs dans le noir

Ce silence bientôt / Qu’on couperait au couteau / En écho / Bye bye mélanco

Une enfance à refaire / Où sont passés mes frères/ En s’excusant de tout / La honte jusqu’au bout / On porte son grelot / C’est pire qu’à Jéricho / En écho / Bye bye mélanco…

Et sans rien qu’on nous dise / Dans une banlieue grise / Où des couloirs puants / Sont ouverts aux enfants / Retenir ses sanglots / Taper sur les barreaux / En écho / Bye bye mélanco…

Balade sur le fil / Des amitiés fragiles / Une île sur la mer / Et le cœur à l’envers / Aligner quelques mots / Sur un accord en do / En écho…(…) / Bye bye mélanco / J’ai ouvert les rideaux / Sur un ciel plein d’oiseaux / Bye mélanco. »

            « Ce silence bientôt qu’on couperait au couteau…et sans rien qu’on nous dise… »

            Comment chacune de ces deux sœurs va-t-elle grandir et vivre avec ce silence imposé, ce sens caché, ces souffrances infligées ?

            Tout s’organise pour que rien d’élaboré ne puisse être oublié.

            Elles devront leur salut à leur créativité, à leur prise de parole finalement assumée, « chacune sur son radeau d’écriture » (Marie Chaix, 3, p. 109).

           

           

L’histoire et/de la honte

            Anne Sylvestre est née à Lyon et vivra ses premières années dans une maison avec jardin à Tassin-la-Demi-Lune, la maison aux cerisiers, « avec les buissons drus où (les enfants) enfouissaient des cabanes » (M. Chaix, 1, p.61). Elle a 5 ans en 1939, deux grands frères de 12 et 9 ans, Jean, l’aîné, et Paul, des parents qui l’adorent. Marie naîtra en 1942, quatrième et dernière de la fratrie. Les deux sœurs ont donc 8 ans d’écart. La mère, Alice, est un personnage très investi, très aimante et très aimée de ses enfants, « une dame très douce, très jolie qui, sous son charme et sa malice, cache une volonté de fer, une force de caractère insoupçonnable » (A. Sylvestre, 5, p.12). Le deuxième livre de Marie Chaix s’intitulera Les Silences ou la vie d’une femme (2, paru en 1976), hymne et hommage à cette mère qui fait face, qui va affronter tous les tourments liés à la situation créée, pendant la guerre et dans les années qui vont suivre, par la collaboration de plus en plus étroite de son mari avec Doriot et avec l’ennemi, femme et mère qui vont beaucoup se taire, femme « qui ne voulait pas savoir, qui subissait ce qu’il y avait à subir » (3, p.66), comme la décrivait Juliette, la tendre employée de maison restée « fidèle à la famille du collabo », Juliette « qui sans s’en vanter, a sauvé notre avenir du désespoir absolu » (3, p.113). Cette mère, « exemple silencieux comme une icône, ne versant ses larmes que la nuit…croyait-elle qu’on ne l’entendait pas ? Pensait-elle qu’en faisant le tri des rares explications…, croyait-elle par hasard que nous n’aurions pas un jour besoin d’en savoir davantage ? Exemple malgré tout. Icône maternelle adorée, aux silences si éloquents que je n’eus qu’à les transcrire, une fois parvenue à l’âge de les entendre » (3, p.98). Marie Chaix révèlera, dans L’été du sureau, l’existence d’une maîtresse du père qui aura un enfant la même année que son année de naissance à elle. Autre souffrance tue par cette femme qui adorait son mari et choisit le silence, aussi sur ses infidélités.

            Le père, Albert B., brillant ingénieur chimiste avant guerre, se consacre donc de plus en plus à son engagement politique, farouchement anticommuniste. Il est beaucoup absent, de plus en plus ; Marie, la petite dernière, le côtoie peu durant son enfance; « tout ce que je savais de lui et « qu’il ne fallait pas répéter à n’importe qui, tu entends », c’était sa qualité de « prisonnier politique » à Fresnes » (3, p. 26). Anne Sylvestre raconte (au micro d’Europe 1, dans l’émission de Nathalie Saint Cricq, « Quand j’étais petit », en Octobre 2007) : « Une nuit, mon père et mon frère (l’aîné, Jean, de 17 ans) sont partis. Je n’ai pas compris pourquoi, j’étais trop petite (Anne avait 10 ans, Marie avait 2 ans). A ce moment-là, je ne savais pas non plus que je ne reverrais plus jamais mon frère. Avec ma mère, on l’a beaucoup cherché. Moi, je l’attends encore, enfin presque ». La scène se passe à Paris, dans « l’appartement de la rue Rodin ». Marie Chaix écrit : « Mon frère Jean, l’aîné de nous quatre, est mort à 18 ans, en février 1945, en Allemagne (…) Pour fuir Paris et l’épuration prévisible, mon père nous avait dit adieu au milieu d’une nuit de l’été 1944, en embarquant, au dernier moment et contre la volonté de notre mère en pleurs, son fils aîné à bord d’un camion chargé d’une partie des archives du PPF. Mon frère adorait son père, il l’aurait suivi n’importe où, racontait-on, même en enfer. Ce qu’il fit. Il est mort en février 1945 sous les bombes alliées à Ulm, vraisemblablement dans un train qu’il devait prendre, en tout cas dans la gare d’Ulm, cela est probable (…) Au cimetière d’Ulm, par un beau jour d’été 1963, j’ai accompagné ma mère, clopin-clopant, qui traînait vaillamment son corps d’hémiplégique de cinquante-huit ans dans les allées de ce beau cimetière. Pour qu’enfin elle admette, dix-huit ans après sa mort, qu’il ne reviendrait jamais (…) Jusque-là, en secret, elle l’attendait : les miracles, cela existe, on a vu des amnésiques resurgir parfois. Je savais à quoi elle pensait quand elle sursautait au moindre coup de sonnette. Le jeune fantôme allait-il enfin nous laisser en paix ?» (3, p.34-35).

            Anne partage avec sa mère le déni partiel de la disparition de Jean. La très belle chanson d’Anne, qui fera parler d’elle, Mon mari est parti, qui date de 1961, et qui dénonce la folie des guerres, en pleine guerre d’Algérie, n’est-elle pas aussi une histoire qui raconte le déni de la perte, perte du fils et du frère Jean, perte du mari et du père « parti(s) je ne sais où » ? Marie ajoute : « Aussi mon seul « vrai » souvenir de Jean est-il celui d’une absence, plus embarrassante qu’un cadavre » (3, p. 36).

            Le père, lui, revient en France après la fin de la guerre, en 1946, et fait la une des journaux. A son procès, en 1948, Anne a 14 ans. Sur Europe 1, elle poursuit : « Je me souviens d’avoir vu un homme en noir avec de grandes manches demander sa mort. Quand on a appris qu’il était condamné à perpétuité, on a été soulagés. Personnellement, si on ne m’a jamais traitée d’enfant de collabo, j’ai été malheureuse. La nuit, je dormais avec ma mère, on essayait de s’empêcher de pleurer. Je ne comprenais pas ce qui se passait, sauf qu’il fallait avoir honte ». « Même le chagrin était illégitime, puisqu’on était du mauvais côté. Je n’avais pas le droit de pleurer mon frère. On me disait : « Vous ne l’avez pas volé ! ». Je me rappelle un garçon à qui j’avais confessé la chose et qui m’avait larguée en disant : « Moi, j’aime mon pays » » (6, 2008). Il y a bien eu des « méchancetés », même si les deux sœurs les minimisent ou les ont intégrées, et donc méritées, pour satisfaire leur sentiment de culpabilité.

            Marie : « « Beu…gras ». Disgrâce que ces noms qui nous poursuivent. C’est lourd un nom (…) Beugras, le nom du père, recélait la honte. La honte qui suintait des caractères d’imprimerie en première page des quotidiens en ce temps où je ne savais pas lire, honte collante des barreaux de prison où je me demandais ce qu’il y faisait. Aujourd’hui je me dis que ce doit être terrible d’être l’enfant de quelqu’un dont on a honte sans savoir pourquoi ; et pourtant de l’aimer ; sans savoir pourquoi non plus. Sinon qu’il est le père » (3, p.39).          Pendant la guerre et après guerre, la situation familiale devient de plus en plus difficile à gérer; il faudra quitter Lyon précipitamment – Alice écrivant à Albert :« Lyon me fait peur sans toi, mon amour, je ne sors plus ; le matin dans la boîte aux lettres, Juliette trouve des mots anonymes, je veux quitter Lyon et les Lyonnais qui me traitent d’Allemande » (1, p.57) - ; il faudra monter à Paris, dans un appartement « de l’avenue Rodin » qu’Albert a pu obtenir, puis se faire héberger (en catastrophe, à cause de l’épuration qui ne saurait tarder, lors de la fameuse nuit de l’été 44 où le père et Jean partent en direction de l’Allemagne) par des membres de la famille et s’installer avec eux à Suresnes. La sœur d’Alice et son mari seront d’un réconfort précieux. Il y aura ensuite un autre retour sur Paris, « la famille plus ou moins rassemblée » (3, p.28). Les premiers cahiers, où Anne avait rédigé ses premières histoires, et tous les objets de l’enfance, disparaissent dans un des déménagements. Alice, la mère, assure, cherche des avocats pour défendre son mari. Elle obtient, après avoir multiplié les démarches, en présence de Marie, la petite dernière qui l’accompagne souvent, une entrevue avec son mari, dans un bureau de la rue des Saussaies, lors de la période d’interrogatoires qui précède l’emprisonnement d’Albert B. à Fresnes. Marie dira, ce jour-là, « Bonjour monsieur »… à son père (1, p. 178).

            Longtemps, ne croyant pas à la mort de son fils Jean, Alice poursuit toutes les recherches possibles, sans en parler à son mari. « Ils ne pouvaient pas parler de Jean ensemble, ils ne pouvaient pas » (1, p. 187). Pour gagner un peu d’argent, elle tricote, la nuit, avec Juliette, des pull-overs qu’une amie revendait à une boutique, « des kilomètres bariolés et compliqués de Jacquard » ; Alice devra aller travailler comme standardiste dans une entreprise, sur l’île de la Jatte, en milieu de Seine. Le grand-père paternel (Mon grand-père Louis, A.S., 1967), le bourguignon, fortuné mais avare, perd son épouse (Grand-Mère, A.S., 1975) et s’enferme dans la solitude. « Sans broncher, il a appris la mort de Jean, le retour de son fils, sa captivité. Enfermé dans son château, muré dans un silence impénétrable, il semble se désintéresser de la marche d’une famille qui s’est brisée juste après lui. Il avait construit pour elle un décor digne d’une réussite, non d’une débâcle » (1, p. 188). Alice va le voir et Marie Chaix restitue ainsi l’échange : « Je voulais te parler de notre vie à l’étroit, des enfants qui vont à l’école et souffrent de se taire, d’être différents, des bijoux que je vends, de l’argent qui va manquer bientôt, de mon désarroi, des questions qu’ils posent à ton sujet. Père terrible qui n’est pas le mien, je vais jouer mon rôle d’orpheline, je ne te demanderai plus rien » (1, p. 191). Orpheline, Alice l’est donc une fois encore.

            Elle est très pieuse, Alice, confiant aux prières les vœux du retour de Jean et le retour, dès que possible, du mari emprisonné. Elle aime jouer du piano, sauf que le Steinway est resté avenue Rodin; elle jouera du piano et chantera, la Norma de Bellini, entre autres, aussi longtemps qu’elle le pourra ; elle avait appris le piano en prenant des cours auprès d’une professeur renommée à Mulhouse, sa grand-mère maternelle, « terrible créature …au mauvais caractère, aux bruyants caprices… » (2, p. 67), aux emportements fréquents qui terrorisaient Alice et convaincront la mère d’Alice de s’éloigner de ce « dragon ». Alice, « elle gardait ses mystères mais sa coquetterie était sans borne et il fallait voir comme elle aimait tromper ses rares visiteurs (quand elle eut des ennuis de santé) en déployant un charme tout en nuances, fait de retenue, de douceur, de caresses de l’œil et de la voix, de chaleur » (2, p.21) ; elle donne aussi de la joie, de la tendresse, secondée par Juliette, qui chante des comptines et des chansons toute la journée, et Alice garde un regard sur la vie qui a quelque chose de tonique, de tonifiant malgré tout, malgré les chagrins ; cela se sent dans les écrits des deux filles.

            Le père, quant à lui, est aussi plein de vitalité. Anne Sylvestre le dépeint, en 1966, dans son entretien avec J. Monteaux, comme « un monsieur merveilleux, intransigeant mais tendre, capable de tout perdre, y compris sa liberté, pour ne pas renier une idée » (5, p.12). Allusion voilée à son itinéraire ? Marie Chaix fait parler sa mère, à propos de son mari : « Lui, je le sentais, commençait à piaffer. Très apprécié dans son travail, il en réclamait toujours plus, jamais rassasié de responsabilités. Etait-ce l’ambition qui le poussait à vouloir dévorer le monde ? Je ne crois pas. Orgueilleux sans doute, il se lançait perpétuellement des défis à lui-même. D’une nature infatigable, il voulait agir, agir et encore agir. Et moi je suivais, sans rien prévoir du tourbillon où il nous entraînait » (2, p. 60-61). En 2007, Anne Sylvestre avoue ne toujours pas saisir les choix de son père, sans avoir osé aborder le sujet de son vivant. « Lorsqu’il est revenu dix ans plus tard, je ne lui ai pas posé la moindre question. Je voulais lui foutre la paix. Si maintenant je le tenais, là, je lui dirais : « Mais qu’est-ce qu’il t’a pris d’être aussi con ! » » (6, 2008).

            « Dans le voisinage amical du Haut de Suresnes, nous n’avons jamais senti de méchanceté. Au lycée, pour mes deux aînés, c’était autre chose. Mon frère Paul dut changer plusieurs fois d’établissement. Ma sœur Anne et moi trouvâmes refuge chez les dominicaines de l’Institut Saint-Pie X (après le procès de 1948), à Saint-Cloud, école privée « bien fréquentée » par des filles de la bourgeoisie. Tout n’y fut pas rose (comme l’intervention de cette famille pieuse réclamant l’éviction des « filles du collabo »), mais dans l’ensemble nous y fûmes plutôt heureuses. Avec la recommandation (à moi, surtout, la petite) de « ne rien dire ». Par exemple, à la question « Que fait ton père ? », ne pas répondre : « Il est en prison » mais « Il est ingénieur chimiste » et rien d’autre. De toute façon, je n’étais pas causante » (Marie Chaix, 3, p.75). « Il fallait que l’on nous cache un peu et nous oublie, perdues au milieu des blouses bleues d’une cour de récréation » (1, p. 222).

            Quand le père sort de prison, en été 1953 (3, p.102) - ou 1955 ? (6) - bénéficiant d’une remise de peine suite à une amnistie générale de tous les prisonniers politiques, Paul a 24 ans, Anne en a 19 et Marie 11. « Moins de trois ans après le retour de mon père, ma mère fut victime d’une hémorragie cérébrale qui la laissa hémiplégique à cinquante-deux ans – « une hémiplégie, du grec « hêmiplêgês » : à moitié frappé. La nature est ainsi faite qu’elle frappe un jour sans crier gare et vous enlève la moitié d’un corps. Arrangez-vous avec ce qui reste » (2, p. 108) -, infirme à vie. Ainsi se trouva interrompue toute possibilité de réconciliation entre ces deux personnes démunies, mes parents (…) Elle se croyait invincible, elle notre mère, la savante sorcière qui connaissait le philtre d’amour, elle qui de ses larmes édifiait nos remparts et savait par quel sortilège faire tenir l’assemblage, elle, si vaillante pour repousser l’adversaire du dehors, n’a pas résisté à l’attaque venue la détruire de l’intérieur »  (M. Chaix, 3, p. 107). Les deux filles s’occuperont beaucoup de leur mère, débutant l’adolescence ou l’arrivée dans l’âge adulte par ces soins et cette attention à apporter à leur mère chérie invalidée. Juliette est toujours là, ne quittant pas Alice. Marie Chaix consacrera un livre à Juliette, Juliette, chemin des cerisiers (1985). Anne sera un relais maternel pour sa plus jeune sœur, « un amour indispensable pour remplacer le corps de la mère devenu demeure dévastée » (M. Chaix, 3, p.109). Le père retravaillera, fera même du commerce en vendant des usines françaises aux Russes, lui l’antibolchévique et l’anticommuniste viscéral; « il avait une place et une autorité à reprendre. Il a assisté aux débuts d’Anne. Il allait l’écouter, il était son premier fan » (6). Dans le premier cabaret où Anne se produisait, La Colombe, Albert « s’y pointait tant qu’il pouvait c'est-à-dire presque quotidiennement en fin de soirée (…) et, après deux whiskies, il devenait lyrique, ravi quand il trouvait une oreille attentive où déverser son admiration pour « sa » fille, n’hésitant pas à pousser des « chut » furieux quand des bavards faisaient trop tinter les glaçons à son goût » (8, p. 154).

            Un nouveau drame vient endeuiller la famille en 1962 : « Rentre à la maison, quelque chose est arrivé…Paul est mort », « fracassé ». « Paul, dévasté de chagrin, s’est fabriqué une maladie mortelle qui l’a épargné jusqu’à l’âge de 33 ans, pas plus » (3, p. 36). Anne Sylvestre est à l’Olympia, en ce printemps, « à la demande de Gilbert Bécaud alors au faîte de sa carrière (et qui) a dû entendre Mon mari est parti ou lire quelques critiques (…) Un soir d’avril je suis dans les coulisses. On m’a laissée être le plus près possible. Je ne veux pas la quitter. J’ai vingt ans. Je pleure en me cachant dans les plis des rideaux de l’Olympia. J’attends la fin de son tour. Pour ne pas être seule. Ni la laisser seule. Notre frère Paul vient de mourir brutalement... Chaque mot chanté, chaque note est un arrache-cœur. Elle chante et je l’écoute, crispée de chagrin » (Marie Chaix, 8, p. 150).

            En 1998, Anne Sylvestre chante Le Pont du Nord, à l’occasion de ses 40 ans de chansons : « Nos frères disparus sont comme nos amours / Tant que l’on n’a pas vu leur nom sur une pierre / On ne prend pas le deuil on survit on espère / Et malgré l’évidence on les attend toujours / On a beau le savoir que tout est terminé / Qu’on ne remontera jamais le cours du fleuve / On soutiendra pourtant malgré toutes les preuves / Que sur le Pont du Nord un bal y est donné … »

            Le père, Albert Beugras, meurt « neuf mois plus tard exactement, atteint d’un cancer foudroyant » (M. Chaix, 3, p. 136). Honte ou culpabilité d’avoir entraîné Jean dans la mort et de voir se redoubler ce drame par le décès prématuré de son deuxième fils, Paul ? Le livre Les lauriers du lac de Constance se termine par cet épisode : « Monsieur, il faut rentrer à Paris d’urgence. Monsieur, votre fils est mort. Tu demandes, quoi, lequel, tu ne sais plus (…) Paul était malade mais tu ne voulais pas, tu ne voulais pas qu’il parte. Il est parti, c’est tout ; même si c’est trop, dit Juliette qui se force à chanter dans la cuisine. Je ne t’avais jamais vu pleurer, avant (…) Dix mois durant, je t’ai suivi, tenu. Je t’ai regardé te craqueler, te démolir, tomber, mourir. Tu m’as quitté le jour de mes vingt et un ans, j’allais t’aimer. Depuis ce jour…mais c’est une autre histoire. Vous êtes tous morts et j’ai grandi. Je n’ai pas tout compris mais je commence à te connaître. Adieu monsieur. Tu peux dormir tranquille » (Marie Chaix, 1, p.248-249). Marie Chaix écrit, à propos de sa mère : «  Terrible comme elle accepta sa mort. Il l’avait si souvent quittée qu’elle sembla la prendre comme un départ de plus. Je la vis peu pleurer. Elle porta le deuil avec élégance, sans changer ses habitudes puisque depuis longtemps elle affectionnait le mauve et le violet (…) C’était elle à présent le capitaine du bateau, aucun homme ne la ferait plus taire, ni pleurer ni languir… » (2, p. 133). Le voyage que font Marie et sa mère, en Alsace, sur les lieux de l’enfance d’Alice et au cimetière d’Ulm, en Allemagne, sur les traces de Jean, a lieu l’été 63, dans la foulée de ces deux nouveaux décès.

            Les hommes. « Ils s’en vont et ne reviennent plus. Toujours les mêmes : les frères, le père, les hommes de la maison. Et la maison s’écroule. Mes frères m’ont manqué. Trompée aussi : je les cherchais à la folie à travers les premiers amoureux. Que je faisais fuir, de préférence à les voir me quitter. Ils partent sans dire au revoir, tournent le dos, s’absentent sans dire pourquoi, se défilent. J’ai soixante deux ans. Près de la moitié des années de ma vie s’est passée dans le bonheur d’être aimée d’un homme que j’aime et qui me protège. Pourtant je ne cesse de me rejouer le film, toujours le même, celui de la perte ravivée » (Marie Chaix, 3, p. 159). Alice aussi, dans son histoire, a vu son père s’en aller trop tôt ; son grand-père maternel, Richard (Il s’appelait Richard, A.S., 1968), le chef de gare, est par elle adoré mais il se montre effacé devant sa femme tyrannique.

            Seules les filles résistent. « On peut donc dire que les filles Beugras s’en sont mieux tirées que les garçons » (3, p.36). Alice, la mère, s’en ira en 1971 ; « elle est tombée la première mais se relèvera et survivra neuf ans à son bien-aimé » (M. Chaix, 3, p.110). Les deux sœurs auront chacune deux filles et accorderont une très grande place à leur rôle de mère. Pour Marie Chaix, « sauter sur le premier mariage qui se présentait », c’était entre autres « piquer son nom » à son époux et ainsi trahir cette fierté du nom que le père proclamait, même à son procès. Les deux « héritiers mâles » disparus, les deux filles s’empressaient d’en finir avec ce patronyme, Anne, de son côté, se choisissant un pseudonyme pour devenir chanteuse, « à la grande colère » du père. « Cette préoccupation autour du nom du père, je n’y ai plus jamais réfléchi depuis toutes ces années que je ne porte plus ce nom. Elle me revient comme une évidence : celle qui signait, en 1974, son premier livre de son nom de femme mariée, pour révéler l’aventure scandaleuse du collaborateur Albert B., n’avait pas encore effacé la honte qui étranglait l’adolescente paniquée sur l’estrade, sous le regard de ses camarades et de son professeur d’histoire. Restée la fille de son père, elle tremblait à l’idée d’être rejetée, montrée du doigt pour le livre qu’elle avait osé produire. Mon pauvre père (…), cette trahison que tu as payée, sans doute, mais qui est restée posée sur nos têtes comme une couronne de cendres, elle ne me fait plus peur ni honte, elle t’appartient, je n’en veux plus » (Marie Chaix, 3, p.40).

            Après avoir retracé, à partir des documents qui m’étaient accessibles, l’histoire événementielle de la jeunesse de ces deux sœurs, Anne et Marie, j’évoquerai leur trajet de jeunes adultes investissant les mots, l’écriture et l’écriture de chansons.

            Mais, d’abord, quelques réflexions et quelques interrogations. Pourquoi les mots, pourquoi les mots et la musique, pourquoi les mots et la musique des mots ? Existe-t-il une réponse possible à cette question ? Il existe, en tout cas, un processus créateur, l’écriture, chez ces deux femmes, par lequel on peut faire l’hypothèse qu’elles ont entrepris un travail psychique d’élaboration, certes insuffisant, de leurs vécus infantiles (Marie Chaix l’exprime très bien (3) ; je reprendrai cela, ultérieurement). Quant à mon travail sur leur démarche, il ne peut être que lacunaire et ne saurait s’ériger en lecture psychanalytique de leur œuvre, encore moins de leur personnalité. Ce travail a par contre, pour moi, l’intérêt de faire travailler un certain nombre de questions, au travers de ces deux itinéraires.

            Par exemple, faire travailler la question de ce que j’ai nommé le « devoir de honte ». Comment l’enfant s’imprègne-t-il et fait-il sien la honte d’un parent, d’un groupe familial ? Quel destin pour cette honte en héritage ?

            Une piste. Est-ce, entre autres, dans la place prépondérante à accorder au processus d’identification à l’objet-autre-sujet, lien fondateur dans le processus d’appropriation qui va constituer la genèse du Moi ? S’identifie-t-on à la honte de l’objet ?

            Marie Chaix écrit : « S’il m’est arrivé, plus tard dans la vie, de constater l’existence indéniable de certains points communs entre mon caractère et celui de ma mère, je crois ne jamais avoir pensé à « me retrouver » en elle. Je ne voulais pas, épouvantée que j’étais du poids des chagrins accumulés qui l’avaient cassée, corps meurtri, à la traîne, pauvre chérie. Admirative aussi, comment ne pas l’être, à en pleurer des pierres, témoin obligé de neuf années de déclin saccadé, suivante malgré moi d’une « tragédie » dont elle restait envers et contre tout l’héroïne très digne. Epouvante et admiration ne font pas bon ménage. Entre les deux, où chercher l’équilibre ? Humble traductrice des silences de la femme cramponnée à ses zones d’ombre, je l’érigeai en personnage du roman de sa vie mais refusai le modèle de la femme soumise, de l’épouse aveugle, lui accordant toutefois les circonstances atténuantes, dues à sa génération ravagée par deux guerres. Celle que jamais je n’ai reniée ni ne renierai, c’est l’amoureuse louve, la passionnée, la seule dont je revendique l’héritage brillant sous la cendre : le secret d’être soi et la force de le rester » (3, p. 113-114). Le : « tu ressembles à ta mère », identifiant, comme les premiers mots des proches se penchant au dessus du berceau du nouveau-né, inscrivant l’enfant dans le contrat narcissique de la lignée, peut donc devenir le : « tu es bien comme ta mère » (parole fréquente de Juliette à Marie) et faire l’objet d’une tentative, consciente, de se déprendre de cette assignation. Les identifications inconscientes, elles, restent peut-être bien agissantes.

            Là encore, Marie Chaix a des réflexions intéressantes à nous soumettre. Elle reprend, en effet, dans L’été du sureau, l’impact qu’a eu sur elle la disparition brutale de son éditeur, à une période de sa vie où elle traversait une panne dans l’écriture, l’empêchant d’achever la rédaction d’un roman, Le fils de Marthe, et où elle avait des manifestations somatiques éprouvantes (crises de spasmophilie, entre autres). Elle écrit : « J’étais un bloc meurtri d’incompréhension. Pour connaître un début de prise de conscience il a fallu qu’un jour, franchissant à contrecoeur mes résistances, je parle de « mes ennuis » à une ancienne amie médecin et qu’elle me dise avec précaution : « Cette histoire d’enfant mort que tu n’arrives pas à finir…ce n’est peut-être pas un hasard que tu l’écrives à ce moment de ta vie où la stérilité… ». J’avais failli lui raccrocher au nez. « Comme si j’avais envie d’avoir des enfants à cinquante ans ! » Et elle : « Mais…et ton livre ?... » (3, p.154-155) (…) Quelle idée destructrice m’était venue d’écrire la mort d’un enfant (qui s’appelait Jean, dans le roman, comme le frère aîné disparu) alors que l’infertilité s’installait en moi ? Et d’où me venait-elle, cette histoire « que je n’avais pas vécue », sinon de ma fascination morbide pour le calvaire silencieux subi par ma mère veuve de deux fils et à laquelle, comme par hasard, je m’étais identifiée, dans une tentative suicidaire de comprendre son chagrin surmonté » (3, p.157-158). Marie Chaix ira parler, pendant quelques mois, à un médecin-psychiatre, de son mal-être. J’y reviendrai.

            Evoquant le décès de sa mère, Marie commente : « Plus tard j’allais comprendre que l’on n’est pas forcément esclave des ressemblances, du moment où l’on veut bien les identifier et s’en dégager. Cela demande un certain travail, c’est bien le moins » (3, p. 115). 

            Dans le processus d’écriture lui-même, Marie Chaix s’identifie fréquemment à sa mère, en particulier dans Les Silences ou la vie d’une femme (2), s’identifiant ou dialoguant avec Alice par l’écrit, reconstituant son vécu et ses émotions supposées, l’interpellant parfois pour questionner ses attitudes et, par exemple, sa soumission : « Femme traditionnellement soumise, tu te montras présente quand il (Albert) voulait, patiente quand il le fallait et assouvie quand il en décidait » (2, p.72).

            Autre questionnement. Comment des silences deviennent-ils assourdissants et quelle place prennent-ils dans le psychisme de l’enfant assigné à résidence dans l’univers du sens caché, interdit de séjour dans l’univers du sens et de l’affect partagés ? En quoi certains silences sont-ils constructifs et stimulants, donnant à la pulsion épistémophilique l’occasion de se déployer, et en quoi certains silences sont-ils à l’origine d’une sidération de la pensée et de tout travail de construction psychique, d’appropriation subjective ? Dans l’après-coup, qui rédigerait l’éloge posthume de l’ignorance ?

            Tout à la fin des Lauriers, Marie Chaix évoque les retrouvailles avec son père, après son retour de captivité : « Quand tu es revenu, j’avais douze ans, finie l’enfance, je ne te connaissais pas, toi non plus (…) Tu ne voulais rien nous dire et nous n’avons pas insisté. Si le mot guerre ou le mot bombardement était prononcé, on sentait l’ombre de Jean envahir tous les regards et maman pleurait. Je n’étais pas curieuse ? Possible ! Alice m’avait trop bien enseigné le silence. Avant de savoir, je voulais oublier. Pour elle, pour ne plus la voir pleurer » (1, p. 247-248).

            Deux sœurs. Deux itinéraires. Anne Sylvestre dit dans « L’entretien croisé » (6, 2008) : « Huit ans de différence, c’est énorme : ce que Marie décrit (dans Les lauriers…), je ne l’ai pas vécu de la même façon (…) Tu ne t’en doutais pas, mais j’ai découvert plein de choses dans ton livre. Moi, je n’étais pas allée chercher (…) J’en aurais été incapable, j’ai toujours été nulle en histoire, je n’ai jamais rien compris. Toute mon enfance, j’ai entendu :  « Ne touche pas à la politique, elle a fait notre malheur ». Cela marque durablement. Aujourd’hui encore, quand j’ai un journal devant les yeux, je disjoncte complètement. Je n’aurais pas pu aborder le sujet comme elle l’a fait » (...) Cette histoire-là (familiale), je l’avais vécue. Notre frère Jean, je l’ai toujours attendu. Et le départ de papa avait été un arrachement… A dix ans, j’avais eu le temps de le connaître et de l’aimer ! En 1948, au moment de son procès, j’ai été mise en quarantaine à l’école. Quand on partait pour la prison, je disais qu’on allait à Anthony pour ne pas prononcer le mot « Fresnes »…Avec toujours ce crève-cœur à la fin du parloir quand toi, la petite, tu avais le droit de l’embrasser et pas moi, parce que j’étais trop grande (...) ». Marie Chaix lui répond : « La première fois que je l’ai vu, j’ai dit : « Bonjour, monsieur » (l’épisode de la rue des Saussaies). Mon père vivait derrière des grilles, je ne l’avais jamais connu ailleurs. J’avais deux ans quand il est parti en Allemagne. J’étais jeune. Pour moi, Fresnes, c’était presque une excursion ». Anne S. : « Tu te souviens que tu jouais avec ton ours ? Tu le mettais dans un petit fauteuil qui avait des barreaux et tu disais : « Je vais voir mon mari »» (6). « Dans la chambre, j’ai installé mon ours Prosper, déplumé, blanc sale, derrière le dossier à barreaux d’une chaise. Avec des mines de circonstances, mon colis à la main, je vais me planter devant lui et le tiens au courant des événements de la semaine. A la porte, Alice me regarde mimer le parloir de l’après-midi. Mon jeu préféré. D’autres jouent au papa et à la maman. Moi, je n’ai jamais su » (1, p. 237).             « Marie Chaix : « C’est peut-être justement parce que j’ai vécu tout cela avec plus de distance, à cause de mon âge, que j’ai eu ce besoin de fouiller et d’en savoir plus » (6).

            Marie Chaix a besoin de se construire un « roman familial » (S. Freud) et déploie une énergie conséquente pour le constituer, dans l’écriture. Il y a un chapitre très intense, dans Les lauriers du lac de Constance, où Marie construit le début de son histoire : « La petite est née le 3 février… » ; elle donne comme intitulé à ce chapitre : « 1942 », son année de naissance (1, p. 49-59). Il faudrait le reprendre dans son ensemble. Elle y revient dans L’été du sureau. « Née, sans doute par hasard, de parents déjà « âgés » pour l’époque – ils avaient tous deux la quarantaine -, j’étais la dernière de quatre enfants… » (3, p. 26). « Ce que je vois aujourd’hui dans la petite mère en puissance de 1968 et son désir éperdu d’enfant (Marie C. parle d’elle), c’est ce rêve-là : rapprocher ce qui dans le fond obscur de sa mémoire avait été séparé, avec l’étrange présomption de rassembler en elle le masculin et le féminin qu’elle avait, sous forme de père et mère, toujours connus disjoints. Vouloir éperdument réconcilier en son sein ces deux êtres égarés que furent ses parents. Se convaincre que sa propre naissance n’avait pas été due au simple hasard d’une retrouvaille hâtive d’un jour de mai 1941. Désirer éperdument qu’ils se soient encore aimés, ce jour-là » (3, p. 60-61).

       Anne Sylvestre a connu une petite enfance heureuse, avec ses parents et ses frères. Ceci dit, le père est déjà très absent dès 1936 (Anne a deux ans), s’investissant à fond dans ses responsabilités régionales au PPF. Marie dira qu’Alice s’ennuie, de l’attendre, et que les enfants réclament leur père. La tourmente arrive tout de même plus tardivement pour Anne, dans sa préadolescence. Les Fabulettes ne commémorent-elles pas cette enfance joyeuse, entourée de parents aimants, avec le plaisir des découvertes et des échanges fructueux, où s’engrangent la confiance en soi et l’envie de grandir ? L’innocence, c’est fabuleux et ce bonheur de l’enfance, on le voudrait éternel et contagieux. Le choc des événements produira, malgré tout, ses effets, le silence sur les traumatismes vécus l’emportant, pour longtemps, chez Anne, sur le désir et le besoin de mettre des paroles sur toute cette traversée des drames subis, après ces premières années si belles et bien-sûr idéalisées.

            Alors que je m’apprête à conclure ce texte, j’accède à un ouvrage de 2007 (8), où Marie Chaix présente « Anne » et écrit : « Est-ce pour la retrouver un peu, beaucoup, passionnément cette enfance, qu’Anne se met à écrire « pour les enfants » dès 1963 et donne naissance aux Fabulettes dont le nombre ne cessera de croître et d’embellir ? Venant, avec leur langage ô combien approprié et une science clairvoyante du « savoir raconter» aux petits, sans bêtifier ni gnangnanter, créer un lien magique entre l’enfant perdue des années 40 et le monde de l’enfance bénie ? » (8, p. 159). 

            Et puis cette autre interrogation. Où s’expriment la colère, la rage, de subir tous ces drames et de « payer » pour les choix et les « conneries » d’un père, d’un mari, d’un fils ? Quand Anne Sylvestre relate qu’il fallait avoir honte, une place pour le ressentiment était-elle possible ? Si tout doit rester secret et silencieux, les affects de haine ne feraient-ils pas partie du lot ? Certaines choisissent de se taire, Alice, la mère, la première ; on garde pour soi. Les mouvements agressifs sont peu formulés, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont absents. Ils sont probablement réprimés.

            Je cherche encore et je trouve ces phrases de Marie concernant son frère Paul, le deuxième garçon qui s’en ira trop vite, trop tôt, à 33 ans. « Paul a quinze ans. L’enfant choyé est devenu un adolescent de plus en plus sombre. Il a vécu la guerre comme une aventure, à l’ombre d’un père-héros qui, les jours de bonne humeur, faisait des récits fantastiques où il tenait le premier rôle. Mais papa s’est enfui un soir d’août, lui enlevant son frère bien-aimé et la vie n’a depuis plus rien d’héroïque. Il faut ouvrir les yeux sur un monde à l’envers, réapprendre l’histoire de France et se taire. Paul n’a jamais pardonné le départ de son frère et s’est enfermé dans une rage d’enfant qui a grandi trop vite. Il nous en veut à toutes d’être le seul homme de la maison, on lui vole son adolescence, on l’empêche de crier une colère qu’il laissera s’écouler au-dedans de lui, en silence. Paul, ne fais pas cette tête. Paul, dis quelque chose ». Il se réfugiera, adolescent, dans la construction de postes de radio, puis dans la musique de jazz (1, p. 139). Et encore, à propos de Paul, son frère adoré : « Oublie la terre, oublie le ciel, oublie le chemin de Fresnes, les yeux de maman, oublie l’Allemagne, les barbelés, le recours en grâce, oublie le sourire de Jean, oublie les écoles où tu entres et d’où tu sors en rageant, après t’être battu encore. Oublie les mots qu’ils te lancent, les injures, les fils de traître, les collabo… » (1, p. 233-234). Paul a des migraines par crises lancinantes qui le rendent fou; les médecins peinent à trouver ce qui le fait tant souffrir, constatant une « tension de cheval ». Plus on lui dit d’éviter les efforts physiques, plus il est fougueux et trompe-la-mort. Son malaise psychique est probablement déterminant dans la compréhension de ses souffrances somatiques et de cette colère qui peine à se formuler.

           Dans l’empressement à changer de nom, pour les deux sœurs, pointe le désir, à peine voilé, d’agresser le père, de lui envoyer un message (en finir avec ce nom), ce qui, d’ailleurs, ne manquera pas de susciter son courroux. Le patronyme s’éteindra.

            Alice et ses chagrins ; besoin de comprendre d’où elle vient. Marie Chaix fait dire à sa mère que sa vie « est une succession de morts inacceptables » (2, p.71). Des éléments sur l’histoire d’Alice nous sont en effet rapportés dans le deuxième livre de Marie, dédié « à Anne », Les Silences ou la vie d’une femme. Alice naît au tout début du vingtième siècle, à Mulhouse, dans le Haut-Rhin. Elle est la deuxième fille d’un couple qui sera vite marqué par les souffrances de la maladie et par des disparitions prématurées. Le père d’Alice meurt en 1910, Alice n’ayant que six ans et un immense chagrin de perdre son père si jeune. La guerre de 1914 arrive et Alice voit défiler les casques à pointes dans les rues. Alice dira plus tard à Marie, qui l’interpellait sur son absence de réaction quand elle a compris que son mari avait choisi le mauvais camp, pendant la guerre de 1939-1945 : « Mon pays ? Je n’ai pas de pays, je suis alsacienne. En Alsace, les guerres ont toujours tout mélangé, tout brisé. Comme dans mon cœur » (p. 76). La mère d’Alice, cardiaque, vit avec ses deux filles chez ses parents, « à la gare du Nord (à Mulhouse) car (le) grand-père était chef de gare » (2, p.66-69). La grand-mère, professeur de piano, ne s’entend pas avec sa fille et celle-ci décide de se débrouiller seule, veuve avec ses deux filles, plutôt que de subir les tourments du « dragon » (Portraits de mes aïeules, A.S., 1977). Alice, adolescente, va à son premier bal, celui de l’Ecole de Chimie de Mulhouse, et y rencontre Albert B. « Le mariage eut lieu…dans les larmes. Anna (la mère d’Alice) ne vit pas sa fille en robe blanche, une ultime crise l’avait emportée quelques semaines avant la cérémonie (à quarante-quatre ans). Le soir de la noce, après une promenade au cimetière où une Alice titubante déposait sur la tombe de sa mère son bouquet de mariée enveloppée de tulle, ils quittaient l’Alsace. 1924. Quarante ans à eux deux. Lui, son diplôme d’ingénieur en poche, promis à un brillant avenir. Elle, dix-neuf ans, orpheline mais mariée. Deuil et amour partagent son cœur » (2, p.43).

            Anne Sylvestre écrit, en 1968, Tu es la terre, hymne à toute joie qui supplante le spleen. Juste le début : « Quand tout est noir Quand tout est noir sur blanc Quand plus d’espoir Oh quand la vie se défend Et quand j’y pense A tout ce temps perdu A mon enfance Aux chagrins défendus… ». Se défendre de la mélancolie qu’Alice transporte, malgré elle ?

 

« Chacune sur son radeau d’écriture » (Marie Chaix, 3) et « Sur mon chemin de mots » (Anne Sylvestre, 4)

            « Anne et moi, chacune dans son coin ruminant son passé, ravalant ses aigreurs d’enfance, n’avons pu enfin en parler que récemment, en catimini, comme si les morts à l’affût allaient nous surprendre et nous blâmer d’éventer le secret » (Marie Chaix, L’été du sureau, 2005, p. 104).

            Je me propose de construire le montage d’un dialogue entre les deux sœurs. Il prendra appui, bien-sûr, sur « L’entretien croisé », paru en Juillet 2008 dans Télérama (6). J’y ajouterai et intercalerai des passages issus d’autres textes, signalés en bibliographie et déjà cités, ainsi que des extraits de chansons d’Anne Sylvestre et quelques commentaires personnels.

            Valérie Lehoux, journaliste à Télérama : « L’une des chansons d’Anne Sylvestre s’intitule Ecrire pour ne pas mourir…C’est un peu votre histoire, à l’une et à l’autre ? »

            Cette chanson a été écrite en 1985; en voici un passage : «… Ecrire pour ne pas mourir Ecrire sagesse ou délire Ecrire pour tenter de dire Dire tout ce qui m’a blessée Dire tout ce qui m’a sauvée Ecrire et me débarrasser Ecrire pour ne pas sombrer Ecrire au lieu de tournoyer Ecrire et ne jamais pleurer Rien que des larmes de stylo Qui viennent se changer en mots Pour me tenir le cœur au chaud… ».

Anne Sylvestre: « Dès l’âge de 11 ans, j’ai su que j’écrirai » (1945, l’année de la disparition de Jean, le frère aîné, année de la Libération et peu avant le retour du père d’Allemagne, bientôt emprisonné à Fresnes). « J’avais commencé à écrire des histoires dans des cahiers… L’écriture était déjà un geste naturel. Plus tard, elle est devenue davantage : une nécessité physique, un moyen de survivre, vraiment ! Je l’ai réalisé un jour où je suis tombée malade. J’avais la tête vidée…Quand j’ai pu reprendre un stylo, mon premier texte fut Ecrire pour ne pas mourir. L’urgence et le remède… » (6). En 1966, à Jean Monteaux, elle disait : « Je savais que je devais écrire, coûte que coûte. J’avais de bons moments devant les feuilles de papier : les mots étaient quelquefois dociles. Rarement (5, p. 22)… J’aimais les mots, leur musique, leurs alliances; et j’aimais la musique; c’est la réunion de ces deux amours qui, sans doute, m’a amenée à la chanson… La chanson, avec son côté stylisé de fable ou de parabole, avec ses personnages brossés en trois traits, avec ses décors sommaires, correspond exactement à mes possibilités, disons techniques. Elle convient aussi à mon état d’esprit : il a besoin d’un cadre imposé » (5, p. 31).

Marie Chaix : « Moi, je ne me suis jamais dit : « Je vais écrire pour m’en tirer ». Mais avec le recul, j’ai compris en effet que pouvoir écrire avait été une chance, une ouverture, qui nous a aidées à vivre…Quand on écrit, c’est comme si on traversait la Seine à la nage sans se poser de questions, sinon on se noierait. Bien-sûr, il y a de la survie là-dedans » (6).

            « Sinon, on se noierait… ». Dans Ecrire pour ne pas mourir, Anne Sylvestre chante : «… Ecrire habiller ma colère Ecrire pour être égoïste Ecrire ce qui me résiste Ecrire et ne pas vivre triste Et me dissoudre dans les mots Qu’ils soient ma joie et mon repos Ecrire et pas me foutre à l’eau… ». Déjà, dans la chanson Mon mari est parti, de 1961, elle terminait par ces vers : « Mon mari est parti un beau matin d’automne Parti je ne sais quand Si les bords de l’étang me semblent monotones J’irai jouer dedans ». Et puis, dans Maumariée, de 1969, il y a ce début « …Maumariée oh Maumariée Quand ils t’ont trouvée Noyée… ». Jean Monteaux, lui aussi, toujours dans l’interview de 1966, évoquant Mon mari est parti et l’une des premières chansons d’Anne Sylvestre, de 1959, La chanson de toute seule, remarque cet extrait « Je voudrais tant me noyer » et, tout en se défendant de faire œuvre de psychanalyste, se demande si Anne S. avait « vraiment envie de mourir » (allusion au mal-être de l’adolescence ?); il insiste, en remarquant que « chacun de ses disques a eu sa « noyade », tels ceux qui comprennent Moire et satin, Les amis d’autrefois, T’en souviens-tu la Seine, Lazare et Cécile… » (5, p. 37-38). Jean Monteaux ne sait rien, d’après sa « Présentation » d’Anne Sylvestre, de l’histoire familiale, faut-il le rappeler.

            Les deux sœurs évoquent donc l’eau et la possible noyade. Le « radeau d’écriture » (Marie Chaix). Perdre pied. Les traumatismes vécus sont pesants et fragilisants. Le sol se dérobe sous vos pieds quand les mauvaises nouvelles s’accumulent et vous emportent dans leurs remous. Je me permets de lire dans cette noyade une évocation des larmes, souvent retenues, dans les yeux de la mère, mère au regard embrumé, parfois, par les chagrins et les deuils, larmes dans lesquelles on pourrait se noyer, englouti dans cette souffrance dont on ne sait que peu de quoi elle est faite, larmes que l’on partage aussi avec cette mère que l’on rejoint dans son lit, certains soirs. Je retrouve, après-coup, ces propos de Marie Chaix : « Si chagrins d’enfance il y eut, je les ai oubliés. Ou bien les ai-je noyés à jamais dans l’eau profonde de ses yeux ? Car je vivais d’amour auprès d’une femme, d’une mère, qui de tous les chagrins s’est chargée, ralentissant sa marche pour que nous courions mieux, cachant ses larmes pour que nous n’oubliions pas de rire » (2, p. 91-92).

            La Seine revient souvent, dans des chansons d’Anne (T’en souviens-tu, la Seine). La scène, où Anne bientôt se produira, osera se montrer, non sans souffrances (elle avoue à sa sœur, en 2008, ses larmes de désespoir, au début de sa carrière, après chaque spectacle). La scène primitive fantasmée, aussi, bien-sûr, entre ces parents au parcours conjugal sinueux, mais là je m’aventure sur le terrain psychanalytique que je me défends de trop explorer, craignant d’être sauvagement interprétatif. Tout de même, Marie Chaix l’évoque, à sa manière, la « scène primitive » (S. Freud), dans L’été du sureau, dans son chapitre « Les retrouvailles » (3, p. 102-105).

            Mais l’eau, ce n’est pas que le malheur, même s’il faut s’y risquer. Ce peut être le refuge, le « fantasme (de retour) intra-utérin » (D. Anzieu). Anne Sylvestre découvre aussi, adolescente, les plaisirs de la mer, les stages de voile aux Glénans, sur l’île Drenec, l’initiation à la vie communautaire et le premier public pour les premiers textes de chansons (Les amis d’autrefois, A.S., 1963), à la veillée, la guitare ayant fait son apparition et accompagnant Anne pour longtemps.

            L’eau, oui vraiment, on la retrouve souvent dans les chansons d’Anne Sylvestre, comme, par exemple, dans Pour aller retrouver ma source (2000) dont voici le début : « Plus on approche de l’estuaire Plus on se souvient du ruisseau Qui à peine sorti de terre Ignore tout des grandes eaux Qu’on ait cheminé sans histoires Ou coulé comme un sauvageon Tous on voudrait comme la Loire Revoir son mont Gerbier de Jonc Je prendrai à tous les sourciers Leurs baguettes de coudrier Pour aller retrouver ma source Là je pourrai m’ensommeiller Comme s’arrêtent de veiller Les vieilles louves et les ourses Lorsque j’ai glissé de ma mère Après qu’elle eût perdu les eaux Entre un fleuve et une rivière On posa mon premier berceau Et ce fut ma première ville Entre ses jambes j’ai dormi Si je fis des rêves fertiles Il m’en vient encore aujourd’hui… ». Et, en cette même année du passage au troisième millénaire, Anne Sylvestre signe aussi Partage des eaux (2000), dont voici un extrait : « Et c’est la vie qui coule en nous Nez enrhumé genou qui saigne Sang qui bouillonne et qui dénoue Les prémices d’un nouveau règne Sueur de l’effort et du jeu Echange violent des salives Et mélange plus amoureux D’autres humeurs de sources vives Où va le torrent de ma vie Son courant serpente et dévie Et je demeure inassouvie Mon fleuve Ma preuve Le sombre partage des eaux Qui creuse en nous tous ses réseaux Où vont se noyer nos sanglots Tenaces On sait trop bien sur son radeau Qu’un jour baissera le niveau Et que se fermera trop tôt La nasse Partage des eaux… ».

            « C’est rare, deux sœurs qui écrivent…L’une a entraîné l’autre ?  

Marie Chaix : « Anne m’a beaucoup entraînée, et le fait qu’elle écrive a été pour moi libérateur…J’ai mis du temps à l’accepter. Au début, si on m’avait dit : « Vous faites comme votre sœur », j’aurai répondu : « Foutez-moi la paix ! ». D’autant que je n’ai pas eu du tout la même approche qu’elle ; d’emblée, j’ai décidé d’écrire un livre sur la famille et sur notre père ; Anne n’aurait pas commencé par là. Mais si je l’ai fait, c’est parce qu’elle avait ouvert le chemin…en n’en parlant pas  (…) Elle me jouait ses chansons dans la salle de bains : c’était l’endroit qui résonnait le mieux, et surtout où on nous fichait la paix ! J’avais 14 ans, elle en avait 22, j’étais prise dans son mouvement, éberluée d’amour et d’admiration…» » (6). « Isolées dans ce cube anonyme de pâles mosaïques sans fenêtre, nous oublions chagrins et famille… » (8, p. 148).

            « La chanson était déjà une consolation ?

Anne Sylvestre : « Ah oui ! Et quand j’ai eu une vingtaine d’années, j’ai commencé à écrire. A l’époque, les femmes étaient seulement des interprètes, à l’exception de Nicole Louvier. Quand je l’ai entendue à la radio, jeune femme d’à peu près mon âge qui écrivait et composait elle-même, j’ai su que c’était possible ! » » (6). Dans la préface de Jacques Vassal, elle ajoute : « J’ai compris ce qu’était une chanson : le moyen de raconter, en trois minutes, une histoire que l’on entendait ensuite à la radio et qui avait une existence. Une forme qui m’a séduite tout de suite » (4, p. 10). Jacques Vassal, tout comme Jean Monteaux (5), racontent l’insistance d’un ami pour qu’Anne auditionne chez Michel Valette, le patron de La Colombe, le cabaret de l’île de la Cité à Paris, où se sont lancés, entre autres, Guy Béart, Jean Ferrat, Pierre Perret. Quand enfin elle se présente, elle chante ses premiers titres et démarre dès la semaine suivante. Nous sommes en 1957. Anne Sylvestre a 23 ans. En 1958, elle rencontre Jacques Canetti, le grand découvreur de talents, qui dirige ses premiers enregistrements ; ses disques commenceront à la faire connaître, en plus de sa fréquentation de plusieurs cabarets (4, p. 11). En 1962, elle donne ses premiers récitals à Bobino et à l’Olympia.

            Anne Sylvestre raconte son parcours de chanteuse et le lien très fort avec son public dans la revue Chorus, en 2005 (7). L’interview, par Marc Legras, a pour titre « Femme-Flamme ». On y découvre les difficultés qu’elle a toujours rencontrées pour que ses disques soient diffusés sur les radios et les télévisions, ne devant souvent compter que sur elle-même pour se faire entendre et construire le lien avec son public. Là encore, lui fit/fait-on insidieusement « payer » son histoire familiale, par un certain ostracisme? Dans sa chanson Comme un personnage de Sempé (1986), Anne Sylvestre glisse cette phrase : « … Mais j’apprends que sur les ondes On n’a pas besoin de moi… ».

            « De voir cette grande sœur se mettre en danger vous a-t-il incitée à écrire ?

Marie Chaix : « A l’époque, je n’y pensais pas, je rêvais de théâtre mais mon père ne voulait pas. Après sa mort, en 1963, j’ai dû me chercher un boulot, d’abord dans l’édition puis, en 1966, auprès de Barbara, dont je suis devenue l’assistante. Je me suis mariée, j’ai eu une fille, Anne aussi, on se voyait moins. Nos vies se sont un peu séparées, fatalement » (6).

            L’adolescente de 14 ans, qui écoutait sa sœur Anne lui chanter ses premières chansons dans la salle de bains, devient l’assistante, à 24 ans, de Barbara, autre chanteuse avec laquelle elle partagera « un océan d’émotions et de gaieté, moments de joie créatrice intense (…) quand, accoudée à son piano, je l’écoutais composer les plus noires de ses chansons. On ne rit jamais autant qu’entre personnes désespérées » (3, p. 13). Etonnant « hasard, complet mais bizarre, qui m’a posé des problèmes de culpabilité terrible vis-à-vis de ma sœur chanteuse », dit encore Marie (6). La culpabilité recouvrerait-elle la rivalité, la rivalité fraternelle ? « La jalousie des mots, ça existe ! » (8, p. 170). 

            « Une femme vous avait aidée à dire les choses, c’est Barbara. Et elle était juive…

Marie Chaix :(…) Le fait de l’avoir approchée a beaucoup compté pour moi, notamment dans le déclenchement de l’écriture. Un jour, elle a voulu que je lui parle de ma famille. Je me souviens m’être sentie très mal de lui « avouer » tout cela. Mais elle m’a dit : « Echangeons nos morts, ils sont tous pareils ». Elle a été la première à me suggérer d’écrire » (6).

            Marie qui écrit : « Moi, je suis un enfant de la collaboration, du maréchal, de Doriot, de la Wehrmacht et de l’antisémitisme » (1, p. 53) et encore : «  Je suis née en 1942. D’autres, enfants de la rafle, Vel’d’Hiv, wagons, Auschwitz. Moi, non. Moi, enfant rose, aimé, allaité, bercé. Enfant épargné. 1942 » (1, p.59), Marie est encouragée à écrire par une rescapée de la Shoah. La question de l’antisémitisme et celle de l’idéologie à laquelle leur père a adhéré, taraudent les deux sœurs qui sont interpellées par ce sujet, chacune à leur manière.

           Marie Chaix : « … Tout comme avec Roméo et Judith, une chanson d’Anne, une chanson sur l’injustice sur fond d’antisémitisme…Moi aussi, j’avais essayé d’écrire sur ce thème mais on m’avait dit : « Vous n’avez pas le droit de parler au nom d’un juif : non seulement vous ne l’êtes pas, mais en plus, vous êtes la fille d’un collabo ! ». Cela m’avait renvoyée dans mes cordes. Avec sa chanson, Anne est arrivée à exprimer ce que je n’avais pas pu dire, ou qu’on ne m’avait pas permis de dire » (6). « Je m’étais entendue dire sur un plateau de télévision qu’en tant que « fille de … » je n’avais pas le « droit » d’aborder « certains sujets » et surtout pas la Shoah, ni en paroles ni surtout en écriture. Liquéfiée, je n’avais pas su que répondre, pas pu « me défendre ». Avec Roméo et Judith, je ressentis avec reconnaissance que ma sœur avait répondu pour moi. Et que c’était sans réplique possible » (8, p. 171).

            Le texte de Roméo et Judith, de 1994, est en effet très fort ; en voici un extrait : « Cette peine que tu abrites Je la partage tant Judith J’ai souffert du mauvais côté Dans mon enfance dévastée Mais dois-je me sentir coupable Et ce qui fut impardonnable Et que je ne pardonne pas Pourquoi le rejeter sur moi Je veux bien prendre les remords Et si nous échangions nos morts Sur moi la honte s’accumule Le sang que je porte me brûle Je ne peux me l’ôter du corps… ». Et si nous échangions nos morts. La même phrase que celle prononcée par Barbara, s’adressant à Marie.

            J’ajouterai cette autre chanson de 2003, Le p’tit grenier, tout aussi bouleversante, évoquant les enfants juifs cachés et sauvés par des Justes, mais aussi tous les enfants subissant les guerres et « les haines des grands », chanson dont je choisis cet extrait : «… J’ai le cœur tout barbouillé Quand vous parlez du p’tit grenier… Quand on avait fermé la trappe Il fallait on vous l’avait dit Que pas un cri ne vous échappe Silencieux comme des souris Le plafond était tout en pente Et David se tenait penché On y voyait par quelques fentes Le ciel et un bout de clocher… ».

            Marie Chaix en dit plus, sur la genèse du processus créateur, sur l’écriture, dans L’été du sureau. Des souvenirs de lycée, avec le meilleur devoir lu en classe de français-latin et puis cette autre professeur qui apprécie les petites nouvelles de Marie et prend du plaisir, elle aussi, à les lire en classe ; « Je ne me mettrai à écrire que dix ans plus tard, mais j’ai souvent pensé qu’à la bonté aveugle de cette femme je dus ma première confiance dans les mots. Elle m’avait mis la puce à l’oreille » (3, p. 28-29). Elle dit aussi, ailleurs, que leur mère, « dès qu’elle fût en âge d’écrire, (remplissait) d’une belle calligraphie régulière les pages quadrillées de toute sorte de cahiers recouverts de papier toilé, décorés de dessins naïfs » (2, p. 62). Marie eut parfois l’autorisation de feuilleter ces cahiers « aux tranches jaunies… »

            Et puis, il y a l’amie Nicole qui, en 1964, l’interpelle, énervée :

     - « Mais enfin ! Qui était ton père ? (Il était mort peu de temps auparavant, j’avais vingt et un ans).

     - Il a été collaborateur…prison de Fresnes…euh…Doriot, ça te dit quelque chose ? Verrouillée, incapable d’en dire d’avantage.

- Mais tu es folle ! Ce n’est pas possible, il faut que tu saches !

            Nicole, mon amie juive, épouvantée de mon autisme politique, sidérée qu’en 1964 je ne sache RIEN du passé de mon père collabo, que je sois inapte à « dire ce qu’il avait fait », Nicole la même qui m’ordonna alors : « Ecris cette histoire » » (3, p. 32).

            La période des évènements de 1968 est vécue par Marie aux premières loges, retrouvant son amie Nicole dans les bureaux du Nouvel Observateur, Nicole travaillant auprès de Guy Dumur, journaliste des pages culturelles. Marie soutient, à la même période, Barbara qui doit accepter une cure de repos. Marie se retrouve, lors d’une manifestation, s’époumonant à scander le slogan « Nous sommes tous des juifs allemands », « enterrant enfin mon père collabo, l’enterrant un peu plus profond, boulevard Montparnasse, quand je me mis à chanter, le poing levé et n’en croyant pas mon audace, les bribes de L’internationale que je venais d’apprendre » (3, p. 42). Alice, la mère, dans son fauteuil d’infirme, a la hantise que sa fille fasse de la politique, « comme ton père ». Marie est aussi amoureuse et se mariera bientôt. Cet épisode d’une bravade, par rapport aux choix politiques du père, fait partie du chemin vers l’écriture.

  1. Anne Sylvestre écrit, entre autres, Chanson dégagée :

« Y’en a qui voudraient que je porte Une oriflamme ou un couteau Que je crie et que je m’emporte Mais faudrait qu’ils se lèvent tôt Il y a quinze ans et des poussières Peut-être je leur aurais plu J’ai pleuré pour ma vie entière Maintenant je ne pleure plus Oui mais moi quand j’avais quinze ans Quand on me parlait de justice J’entrevoyais un précipice Et puis je pleurais tant et tant Quand on me disait liberté Je mordais mon poing et ma peine Alors tu vois c’est pas de veine Il me semble que j’ai changé Y’en a qui voudraient que je chante Des grands sujets des grands machins Mais pour la chanson méritante J’ai pas le souffle et pas l’entrain Quand on en a pris plein la gueule On hésite à recommencer J’aime mieux me chanter toute seule Ma petite chanson dégagée (…) J’avais quinze ans et j’en pleurais Mais j’ai grandi et c’est bien triste Tu vois qu’au temps rien ne résiste Je ne pleurerai plus jamais Mais j’oublierai mais j’oublierai Jusqu’aux anciennes meurtrissures Et tu verras et j’en suis sûre C’est à ce prix que je vivrai ».

  1. Le décès d’Alice. « Une nuit au bout de son dernier silence, un coma de six semaines, elle disparut, me laissant comme un somnambule au bord du toit…Mais j’étais tirée d’affaire. Mère à mon tour. Ma petite Emilie avait deux ans. Et puis j’étais armée : j’avais commencé à écrire. J’avais eu le temps de lui parler de mon projet et tenté de la questionner. En vain. Elle était effrayée de me voir déterminée à dévoiler publiquement nos « secrets de famille ». En partant sur la pointe des pieds, merci maman, elle me donnait carte blanche. Mes mots remplaceraient les siens » (3, p.115). Les Silences ou la vie d’une femme se déroule durant cette période de fin de vie d’Alice, Marie Chaix revivant le départ de cette mère adorée qui « refuse » de se réveiller de son coma, malgré l’acharnement de l’équipe médicale.

            Après la mort de sa mère, Marie questionne Juliette et apprend que sa mère a brûlé, peu avant sa disparition, les milliers de lettres échangées entre ses parents. «  Juliette : « …Je crois qu’elle a bien fait » ; Marie : « Tu as raison, elle a bien fait… ». Comment ai-je pu gober sans crier, sans recracher cette boule de silences calcinés qu’elle essayait de me faire avaler ? Au moins crier : Elle a bien fait ! Mais tu es folle ! Tu l’as laissée brûler dix ans de leur vie ? Leur seule vie « commune » puisque les lettres étaient l’unique trait d’union entre ces deux malheureux séparés ! (Juliette) : C’est toi la folle ! Tu voulais leur souffrance en héritage, leurs regrets ? (…) Elle a bien fait…elle a tout détruit, c’est elle qui l’a voulu, décidé. Pour, en brûlant leurs secrets de couple désuni, nous épargner, nous les filles qui restaient, nos deux frères étant morts ? Aujourd’hui le tremblement me dit, me dicte cela : si elle « ne l’avait pas fait », peut-être n’aurais-je jamais osé écrire. Pour les épargner eux, mes parents, muets et sourds depuis si longtemps ? » (3, p. 101). L’exclusion de l’intimité du couple parental est créatrice de scénari, support de fantasmatisation, de construction et de reconstruction psychiques. Support de l’envie de prendre la plume.

Marie Chaix : « Quand j’ai mis les pieds dans le plat avec mon secret de famille, le temps avait joué en ma faveur : Les lauriers…a été publié en 1974, la parole commençait à se libérer, il y avait eu des films comme Le Chagrin et la Pitié (…) » (6). « L’enfant de 1942 a tout déballé, ce qu’elle a vu, entendu, avalé, pas digéré, les parents, la guerre, le père collabo, la mère meurtrie, la prison, la honte, les frères disparus, tous les « chagrins défendus » enfin. Pendant les quatre années qu’a requises l’écriture de ce premier livre, je n’ai rien montré à personne et encore moins à ma sœur mais j’avais cette peur au ventre : que va-t-elle en penser ? Puisque dans ce livre allaient être exposés au grand jour des événements, des secrets de famille dont nous n’avions jamais parlé ensemble… » (8, p. 164).

            « Reste qu’un an après Les lauriers…, vous avez écrit une chanson magistrale, Une sorcière comme les autres, où pour la première fois vous faites allusion à votre père et à votre frère disparu en Allemagne…Est-ce un hasard ?

Anne Sylvestre : Je ne sais pas. Cette chanson-là, j’ai eu l’impression de l’écrire sous la dictée. D’ailleurs, j’ai eu très peur de la faire écouter à Marie. J’étais très très émue quand elle l’a entendue, pour la première fois, lors d’un concert.

Marie Chaix : Et moi j’en ai pleuré… » (6).

            Une sorcière comme les autres (1975) commence comme ceci : S’il vous plaît Soyez comme le duvet Soyez comme la plume d’oie Des oreillers d’autrefois J’aimerais Ne pas être portefaix S’il vous plaît faites-vous légers Moi je ne peux plus bouger … Je vous ai portés vivants Je vous ai portés enfants Dieu comme vous étiez lourds Pesant votre poids d’amour Je vous ai portés encore A l’heure de votre mort Je vous ai portés des fleurs Vous ai morcelé mon cœur Quand vous jouiez à la guerre Moi je gardais la maison J’ai usé de mes prières Les barreaux de vos prisons Quand vous mouriez sous les bombes Je vous cherchais en hurlant Me voilà comme une tombe Et tout le malheur dedans…Ce n’est que moi C’est elle ou moi Celle qui parle ou qui se tait Celle qui pleure ou qui est gaie (…) Et c’est ma mère Ou la vôtre Une sorcière Comme les autres…

  1. « Les lauriers du lac de Constance sont publiés à grand fracas en mars 1974. Le « secret » (public) des filles d’Albert B. a été gardé jusqu’en 1986 où le hasard fit que nous sortions toutes les deux, elle un album, moi un livre. Invitées sur France Inter à une même émission culturelle dont la présentatrice n’avait jamais lu Les lauriers, quelle ne fut pas ma stupéfaction d’entendre Anne, de très mauvaise humeur, prendre l’initiative : « Ah, vous n’avez jamais lu ce livre de ma sœur ? C’est un tort ! Et je vais vous le raconter… » Et la voilà proclamant en direct notre vie secrète de filles de notre père ! » (Marie Chaix, 8, p. 165).

            En 1987, « à l’intérieur du spectacle Gémeaux croisées, créé à Seraing en Belgique, avec l’autre gémeau Pauline Julien, Anne a réussi à glisser un texte en prose où elle se raconte, pour la première fois si ouvertement. Mais elle ne dit pas « je » comme si c’était encore trop tôt. En l’écoutant dire ces mots d’aveu dans une lumière tamisée, j’étais émue et fière d’elle, tout en me demandant qui pouvait bien comprendre… :

            « Elle me raconta qu’en dépit des perturbations de la guerre, elle avait vécu à Lyon puis à Paris une enfance protégée. Elle me montra des photos de sa mère qui était alsacienne (…) Son père était souvent absent, et ça la rendait triste. Parfois, des messieurs venaient à la maison, ils ne parlaient pas toujours français. Elle, qui était une enfant calme, dessinait des cocardes, des insignes qu’elle ne comprenait pas. On se mit à parler d’armes et on posa des revolvers sur la table. Quand on se souvenait d’elle, on l’envoyait dans sa chambre. Elle m’affirma qu’elle n’avait jamais manqué de rien, pas même de tendresse et qu’elle avait aimé son père avec passion. Elle me dit que la honte est lourde à porter quand on est une enfant et qu’on préférerait parfois le malheur. Elle me dit que depuis qu’elle sait, l’image de ces enfants traqués, de ces enfants cassés, de ces enfants brûlés, est imprimée sous ses paupières, et que ses larmes ne rachèteront jamais le fait qu’elle ait eu une enfance heureuse. Elle me dit que jusqu’à ce jour, elle n’avait jamais voulu en parler » (Anne Sylvestre) » (Marie Chaix, 8, p. 168-169).

           

 

            « L’écriture vous a-t-elle permis de tout évacuer ?

Anne Sylvestre : Bien-sûr que non. On creuse toujours autour du même trou, et ça reste très difficile, même soixante ans après. On doit aller à la pêche, il y a des algues et de la vase (…)

Marie Chaix : On n’est pas quitte de ce passé-là. Pour mon dernier livre, L’été du sureau, il m’est revenu en pleine face : j’ai reparlé de mon père, de ma mère, de mes frères…Dans toutes les familles, certains s’en sortent très bien et d’autres pas du tout. Je crois qu’on s’en est finalement pas mal sorties ! On aurait pu devenir folles, j’en connais d’autres. Maintenant, je voudrais que ce soit Anne qui raconte cette histoire, avec son regard à elle. Tu m’as appris tellement de choses, avec toi je n’avais pas peur. Les événements ne nous ont pas marquées de la même façon, et c’est normal. Je voudrais savoir comment tu les as perçus.

Anne Sylvestre : J’y ai pensé…mais pas à travers un livre, plutôt une expression théâtrale. Mais je ne suis pas sûre de le faire un jour » (6).

            Retour, avant de conclure, sur une période difficile de la vie de Marie Chaix, en proie à la panne d’écriture. J’ai évoqué cet épisode page dix. L’intermède spasmophilique s’éternisant, l’amie Nicole « me traîna d’autorité chez un psychiatre distingué à elle recommandé et qu’aussitôt j’adorais. Je ne raconte cette chose intime que pour le plaisir d’écrire son nom : Dr Verlhomme » (3, p. 149). Vers…l’Homme. Encore un hasard ! Et une répétition d’abandon. Je laisse Marie Chaix raconter :

            « Je ne vais pas faire état d’un sauvetage par l’analyse. Il n’y eut ni sauvetage ni analyse mais un secours bien venu de la part de « l’homme » au nom prédestiné. En me lançant les justes questions pendant quelques mois, j’ai pu terminer mon livre (Le fils de Marthe). Ma « grande » découverte au cours de nos conversations fut de m’apercevoir que les livres que l’on écrit ne suffisent pas à nous élucider…On s’en tirerait à trop bon compte. Et l’on y met tant de foi, tant d’espoir…On croit faire un chemin et on le fait. Puis on se retourne et le paysage s’est refermé. Il fait nuit. Bardée de son armure en papier, la guerrière fragile se remet en route, vers un autre livre en pensant que ce n’est pas le même, avec cette urgence inexplicable de se rendre quelque part… Je voyais encore l’homme aux cheveux blancs, aux manières douces et réservées, quand Alain disparut le 29 mars 1990 (son éditeur). Nous avons dû nous rencontrer deux semaines après cet évènement venu bouleverser ma vie. J’ai le souvenir d’une déception cuisante : son absence de réaction quand je m’épanchais devant lui ! Qu’aurais-je voulu, innocente, qu’il me console ? Moi qui venais lui annoncer que décidément…que regardez ce qui m’arrive encore…comment voulez-vous que…Ils m’abandonnent les uns après les autres. Tenait-il son rôle en ne manifestant pas le moindre intérêt pour mon récit de ce nouveau deuil ? Blessée, je ne compris pas qu’il me laissât tomber lui aussi. Décidément, les hommes ! Comment leur faire confiance ? Peu de temps après, il annonça qu’il prenait sa retraite, me laissant définitivement à mes chagrins. Je vécus un nouvel abandon. Trop fière pour demander de l’aide ailleurs. Retournant à un silence auquel je me condamnais moi-même de toute la force de l’entêtement dont j’étais capable… » (3, p.150-151). Si une rencontre dans le lien transférentiel avait une chance de contribuer à la perlaboration de certains traumatismes psychiques de Marie, la « retraite » du Dr Verlhomme, si peu de temps après avoir engagé le travail psychothérapeutique, venait donner le coup de grâce, dans la répétition du traumatique. Marie se soignera, par l’écriture, dans l’écriture de L’été du sureau.

 

            Conclure, avec le texte d’une chanson d’Anne Sylvestre, Si je ne parle pas (1981), qui dit « sa » vérité :

            Si je ne parle pas cependant que je chante / Si je n’explique pas le sens de mes chansons / Si je ne cite pas d’aventures touchantes / Et si je me présente sans trop de façons / Ce n’est pas voyez-vous que j’ai de l’arrogance / Et ceux qui le diront c’est qu’ils n’ont rien compris / Mais j’en dis bien assez dans mes chansons je pense / Ce n’est pas bavarder que je viens faire ici / Si j’ai chanté c’est pour ne plus me taire / Pour moi chanter c’était mieux que parler / Les chansons que je chante ont déjà leur histoire / Et ne sont pas tombées de la dernière pluie / Je sais le poids des mots et vous pouvez me croire / Si je dis que je tremble quand je les choisis / A quoi vous servirait qu’entre-temps je m’égare / A prononcer des phrases au hasard comme ça / N’attendez pas que je raconte des histoires / Sachez que la pudeur ça existe parfois / Si j’ai chanté c’est pour ne plus me taire / Pour moi chanter c’était mieux que parler / Non je ne parle pas à moins d’extrême urgence / Et même alors c’est à regret que je le fais / Mais j’écris des chansons où l’on trouve je pense / Ce qu’un autre que moi en phrases vous dirait / Mais pourtant celle-ci qui me semble assez claire / Je ne suis pas vraiment sûre qu’on l’entendra / Je sais qu’il y en a et ça me désespère / Qui se plaindront encore que je ne parle pas / Si j’ai chanté c’est pour ne plus me taire / Pour moi chanter c’était mieux que parler.

Depuis 1981, le temps a passé et, en son jubilé, tout en chantant, Anne Sylvestre a parlé.

La chape de plomb du silence n’est plus ; Marie Chaix, la petite sœur, en écrivant, a aidé à comprendre. Maintenant, « Bye Mélanco » ; Anne Sylvestre a encore plus envie de chanter.

 

                                                                                                                     Marc LHOPITAL

                                                                                                         marc.lhopital@wanadoo.fr

           

P.S. : Si ce qu’Anne Sylvestre a à dire est dans ses chansons et si, comme répondant en janvier 2005 à Anne Monique Giroux qui l’interviewait sur Radio Canada, il n’est pas question que l’on écrive sa biographie (« Ah non ! Pas tant que je suis vivante ! Après, on verra… » (8, p. 171)), puisse ce texte ne pas éveiller sa mauvaise humeur ! Il n’a évidemment pas prétention à se vouloir biographie. Je l’ai dit, il est support à réflexions, à questionnements. Ceci-dit, pour paraphraser, en quelque sorte, Anne Sylvestre (cf. Les rescapés des Fabulettes, 2007), si j’ai tant cherché dans ces écrits, c’est que quelque chose de moi était caché dedans…

Ne jamais dire jamais ! En Octobre 2012 paraît une biographie d’Anne Sylvestre, aux Editions Fayard, par Daniel Pantchenko (9), une biographie que je qualifierai d’ « autorisée », Anne Sylvestre ayant balisé, me semble-t-il, la route à suivre par le biographe.

Dans l’après-coup : De riches contributions, lors d’échanges avec des collègues, des conseils de lecture avisés, ont nourri et enrichi ce travail. Je remercie chaleureusement ces confrères pour leurs commentaires pertinents. Ce texte a gardé sa forme initiale et je ferai juste quelques réflexions supplémentaires, pour tenir compte de ces apports judicieux. D’abord, j’évoquerai le silence  sur l’enfant que le père a eu avec une autre femme ; j’ai respecté ce « blanc » dans mon texte. Néanmoins, écouter autrement cette forte chanson militante d’Anne Sylvestre, à propos de l’avortement, qui dit « Non, tu n’as pas de nom » (1973) me paraît une contribution intéressante. Tout comme d’écouter autrement la chanson « Les gens qui doutent » (1977), en pensant à cette mère, Alice, qui, depuis son enfance Alsacienne, ne savait choisir entre ses deux patries.

            Adosser à ce travail la lecture du roman d’Emmanuel Carrère Un roman russe a été très enrichissant, E. Carrère abordant dans ce livre le sujet de la collaboration de son grand-père maternel avec les allemands pendant la seconde guerre mondiale, père de Madame la Secrétaire Perpétuelle de l’Académie Française, thème à ne jamais aborder en famille et problème douloureux qui aurait pu faire l’objet d’un silence à perpétuité si le petit-fils Emmanuel n’avait ressenti l’impérieuse nécessité de mettre enfin des mots sur ce sujet brûlant ; la lettre à sa mère, dans le livre, est poignante.

            Enfin, Jonathan Littell, l’auteur des Bienveillantes, a écrit un autre livre, Le sec et l’humide - Une brève incursion en territoire fasciste, où il décortique les thèmes contenus dans l’ouvrage (La campagne de Russie) d’un collaborateur belge, Léon Degrelle, à la lumière d’une lecture de la personnalité des fascistes  (en appui sur des références psychanalytiques) proposée par un chercheur allemand, Klaus Theweleit (Männerphantasien, « Fantâsmes mâles », ouvrage non traduit en français). Si l’on peut être critique, voire dubitatif quant à ces propositions de lecture psychanalytique  du profil du fasciste, cela participe d’une réflexion sur les effets qu’ont pu avoir ces profils  de parents engagés dans les régimes fascisants sur leurs enfants, sur les générations suivantes ayant à traiter, à métaboliser ces héritages si lourds de leurs aînés. On sait ce que représente pour nombre d’allemands la culpabilité en héritage qu’ils doivent tenter de mettre au travail, en particulier suite à la Shoah. Des nouvelles de Bernhard Schlink (Amours en fuite) en disent beaucoup sur ce sujet.

 

  • CHAIX Marie, Les lauriers du lac de Constance, Chronique d’une collaboration, Ed. Le Seuil, 1974, collection Points Roman n° P 484, 1998.
  • CHAIX Marie, Les Silences ou la vie d’une femme, Ed. Le Seuil, 1976, collection Points Roman n° R 315, 1988.
  • CHAIX Marie, L’été du sureau, Ed. Le Seuil, 2005, collection Points Roman n° P 1760, 2007.
  • SYLVESTRE Anne, « Préface de Jacques Vassal », in Sur mon chemin de mots, Productions Anne Sylvestre - Le Castor Astral, 2003, p. 9-17.
  • SYLVESTRE Anne, « Présentation par Jean Monteaux », in Anne Sylvestre, collection Poètes d’Aujourd’hui, Poésie et Chansons, n° 144, Ed. Pierre Seghers, 1966, p. 5-69.
  • SYLVESTRE Anne – CHAIX Marie, « Entretien croisé ; deux sœurs et un secret d’enfance », in Télérama, n° 3053, Juillet 2008.
  • SYLVESTRE Anne, « Femme-Flamme », Propos recueillis par Marc Legras, in Chorus, Les cahiers de la chanson, revue trimestrielle, Spécial 25 ans, n° 52, été 2005, p. 23-33.
  • CHAIX Marie, « Anne », in Chroniques d’un âge d’or, Collectif Chanson, Barbara Brassens Brel Ferré Gainsbourg Lavilliers Nougaro Renaud Souchon Anne Sylvestre Trenet, Christian Pirot Editeur, 2007, p. 143-178.
  • PANTCHENKO Daniel, Anne Sylvestre « Elle chante encore ? », Ed. Fayard -Biographie, 2012.

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